LA GROSSE SORCIERE ALICIA

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La grosse sorcière Alicia

 

Traduit du bulgare par Velina Minkoff     

 

            Juste de l'autre côté, vivait la grosse sorcière Alicia, qui, quand elle n'avait rien d'autre à faire, forniquait avec le diable. Chargée de sacs et de valises démodées, elle était arrivée du Kazakhstan lointain. Son vrai nom était Alyona Kashcheevna. Elle connaissait toutes sortes de magies et de sorts, et ce fut pour cela qu’en un rien de temps, elle réussit à prendre au piège un vieux veuf, monsieur Stavros – ancien boucher. Dès que la nuit tombait et que les honorables citoyens s'installaient devant leur téléviseur, monsieur Stavros commençait à se racler la gorge de manière suggestive en direction d'Alicia :

            "Allez, on y va!"

            "Tu es un vrai diable, toi !" La sorcière comprenait immédiatement l'allusion et le grondait du doigt. Puis elle lui demandait de baisser les stores.

            "Il ne faut surtout pas qu’on voit tes fesses!" Le vieux boucher riait, mais Alicia le regardait d'un air timide et il se reprenait rapidement : "Bon, d’accord !" Puis il la reluquait avidement tandis qu’elle se déshabillait lentement avec un air séduisant. Lui, restait en maillot de corps et caleçon, car toute chose a ses limites.

            "Tu veux d’abord jouer au cheval ?" lui demandait Alicia, facétieuse. "Ou c’est trop fatigant pour toi ?"

            "Pas du tout !" rétorquait le louchebem, offrant son dos avec plaisir. Il est bien connu que le passe-temps favori des sorcières est de chevaucher leurs victimes, en les faisant galoper jusqu'à n’en plus pouvoir. Elle le montait avec une rapidité surprenante et ils galopaient tout autour de la pièce, le vieux dans son caleçon long, rouge d'effort, les yeux exorbités, son crâne chauve en sueur. Le regard qu'il avait, cependant, reflétait la fierté d'un homme qui se comportait encore avec dignité ! Il passait délibérément devant le miroir, afin de parcourir la chair voluptueuse d'Alicia. Il n'avait vu quelque chose de semblable qu'une seule fois. Il s'agissait d'une sorte de prospectus publicitaire avec une image d'un tableau de Rubens, que la bande du Club des Retraités avait admiré en ricanant comme des écoliers. Le tableau représentait une nymphe, complètement nue et aussi grosse qu'Alicia, avec une chair abondante qui débordait de partout sans être flasque –  un corps solide.

            "L'artiste devait avoir un goût de louchebem", avait dit la jeune employée du Club et ses paroles avaient excité monsieur Stavros encore davantage.

            "Moi, la femme, je la veux un peu salope, belle et patronne", disait-il et en effet, Alicia répondait à toutes ses exigences. Bien sûr, elle pouvait être grosse, mais elle ne négligeait jamais son apparence. Ses cheveux étaient bien colorés et coiffés à la mode. Elle se maquillait avec finesse et appliquait toutes sortes de crèmes et de lotions sur sa peau. Ses ongles étaient toujours bien manucurés et elle portait des vêtements coûteux. Monsieur Stavros, avec une étrange détermination, l’emmenait partout et la présentait à différentes personnes qu'il connaissait :

            "Regardez comment je l'ai habillée ! Je vais aussi lui acheter un manteau de fourrure et encore plus de bijoux en or !"

            Une fois, il l'emmena à un baptême et la grosse sorcière alluma une bougie et se mit à se signer pieusement sans la moindre honte. Elle se servit ensuite parmi les bonbons emballés dans de la dentelle et toutes les personnes présentes échangèrent des regards mal à l’aise.

            "Ils sont jaloux de nous, Stavrie ! Ils sont jaloux de nous !" lui dit Alicia une fois à la maison en lui apportant une petite tasse de café. Elle savait bien comment le gâter. En plus du café, elle lui servait du chocolat chaud, du jus de cerise aigre, du kéfir fait maison et toutes ces choses étaient servies avec une telle élégance, avec des serviettes et toutes sortes de cérémonials, comme s'il était au Hilton. Voilà pourquoi il l’adorait, monsieur Stavros. Voilà pourquoi il lui préparait toutes sortes de grillades dont il était grand spécialiste - ses steaks, son bacon, ses brochettes, ses boulettes de viande et une très savoureuse pâtisserie à base de viande hachée. En retour, Alicia le lui rendait avec tout son amour car, comme elle aimait souvent le dire :

            "On a besoin d’une âme compatissante pour offrir compréhension et gentillesse !"

            "Et la baise !" ajoutait brusquement monsieur Stavros, pour éviter le mot étranger "sexe" qui lui sonnait comme le cri d'un oiseau sauvage.
            Oh, comme tout le monde était envieux quand ils voyaient le couple sortir se promener ! Monsieur Stavros, vêtu d'un costume et portant un parapluie, avait l'air si sévère et si sérieux ! Alicia - accrochée à son coude, vêtue d’un manteau de fourrure très cher, lourde comme une frégate surchargée ! Tout le monde les jalousait, car les gens ne supportent pas le bonheur des autres !
Particulièrement mal disposée à l'égard de leur idylle était la fille de monsieur Stavros, la jolie Anastasia, que tout le monde appelait de son petit nom ‘Nastasia’. Nastasia était implacable et refusait catégoriquement d'accepter la pauvre Alicia dans la famille. Le jour du baptême, elle ne manqua pas l'occasion de les agresser :

            "Alors, et vos descendants à vous, on les baptise quand !” envoya-t-elle avec causticité, puis en apostrophant Alicia : "Tu ne comprends pas que tu n'as pas ta place ici !"

            Son mari essaya de l'empêcher de faire une scène, mais elle s’emporta contre lui aussi : " Oh fiche-moi la paix !" et il fit marche arrière visiblement amer.

            "Moi, je te respecte !" essaya de se justifier Alicia, mais Nastasia ne se laissa pas faire.

            "Bien sûr que tu me respectes, la vieille !" Ce fut sa réponse avant de se jeter sur elle. Monsieur Stavros arrêta sa fille juste à temps et leva même la main pour la gifler, mais il réussit à se contenir.

            "Je te maudis !" cria-t-il dramatiquement, puis il ajouta : "Les enfants ne peuvent pas juger leurs parents !"

            Et il partit avec Alicia. La pauvre Nastasia glapit de douleur comme si on l'avait vraiment frappée et se plia en deux sur un banc. On aurait même pu dire qu'elle gémissait sur une tombe !

            "Oh, maman, ma très chère maman !" se lamenta-t-elle, et tous les gens présents furent gagnés à sa cause. Après, les femmes dirent même :

            "Tu les as vraiment remis à leur place !" Et elles racontèrent à Nastasia toutes leurs activités derrière les stores tirés. Elles ne manquèrent d'ailleurs pas d’ajouter quelques détails juteux. Par exemple, comment la grosse aurait monté monsieur Stavros et l'aurait poussé avec la tapette à mouches ! Mais cette question fit l'objet d'un débat. Certaines pensaient qu'Alicia utilisait le long chausse-pied avec le doigt en plastique pour se gratter le dos. Et avec ce doigt, elle aurait poussé monsieur Stavros dans l'aine, le faisant couiner d’une toute petite voix mourant d’extase !

            "Mon malheureux papa !" geignit Nastasia. "Fouetté avec une tapette à mouches !"

            Comme si cette honte ne suffisait pas, certains parents laissèrent même entendre que le vieux avait l'intention de vendre la maison. Nastasia se précipita chez eux, et bien que la sorcière lui offrit du café et du kéfir, Nastasia n'en fut pas du tout émue. Elle n’accepta de parler qu'à son père:

            "Dans cette maison," commença-t-elle avec acharnement, "moi j'ai passé mon enfance ! Je ne te laisserai pas la vendre ! Sache que ta poupée te larguera dès que l'argent aura disparu ! Elle n'est pas venu pour prendre soin de ta vieillesse, elle se sert de toi !"

            Mais il était inutile d'essayer de faire entendre raison au vieux. Il était tellement têtu:

            "Je m'en fous !" dit-il. "La maison est à moi, j'en fais ce que je veux !"
            Et donc... il la vendit. Puis, avec Alicia ils allèrent vivre en location. Bientôt, tout l'argent disparut et ils durent vivre sur sa pension de retraite minimum.

            "Maintenant on va bien voir !" Nastasia jubilait malicieusement. "Maintenant, on va voir à quel point son amour pour lui est profond !"

            Aussi étrange que cela puisse paraître, la grosse sorcière Alicia était prête à renoncer à certains de ses objets de valeur, même à son manteau de fourrure coûteux, juste pour rester avec le louchebem âgé. Son comportement intrigua Nastasia. Cela la fit même réfléchir. Mais elle s'en remit vite.

            "Non, elle ne nous trompera pas avec son numéro !" se dit-elle et elle jura de ne jamais trouver de repos jusqu'à ce qu'elle se débarrasse d'Alicia une bonne fois pour toutes.

            Peut-être parce qu'il était inquiet de la querelle avec sa fille ou peut-être parce qu'il était épuisé par ses galops quotidiens derrière les stores tirés, monsieur Stavros ne tarda pas à s’aliter, malade. La sorcière essaya de l'aider à sa manière – en appliquant une thérapie par ventouses, en préparant des tisanes d’herbes spéciales ramassées dans le cimetière et en murmurant des sorts. Elle  finit par baisser les bras de désespoir :

            "Ils ont dû t'infuser du poison, c'est pour ça que ma magie blanche ne marche pas !"

            Il était donc temps pour la médecine moderne d'essayer de combattre la maladie. Et ce ne fut pas n’importe qui, mais sa fille et son gentil gendre qui emmenèrent le vieil homme à l'hôpital. Là-bas, grâce aux soins des médecins, à des cardiotoniques et à des diurétiques, il s'est remis en un rien de temps. Nastasia avait engagé une infirmière pour lui vider le bassin de lit, tandis que le gendre avait loué pour lui un téléviseur.

            "Comme ça il peut regarder un peu de porno !" dit-il avec un clin d’oeil. Ils se mirent d’accord avec le staff de l’hôpital et avec l’infirmière en chef pour ne laisser en aucun Alicia rendre visite au malade. Elle venait chargé d’un énorme sac rempli de citrons et de jus pressés. Mais chaque fois elle trouvait la porte du service fermée. Une fois, ils lui dirent que le vieux avait de la fièvre et qu’il n’était pas en état de la recevoir. Une autre fois, qu’il y avait une épidémie de grippe et que les visites étaient interdites.

            "Il vaut mieux que vous partiez!" lui dit fermement l'agent de sécurité. Il avait enfilé un gilet pare-balles pour se donner un air encore plus imposant. Alicia repartait chaque fois la tête basse.

            "C’est comme si je venais rendre visite à un prisonnier!" pensait-elle en soupirant dramatiquement.  "Aah Stavrie, ils veulent nous séparer!"

            Confuse, elle errait dans les rues. Elle se rendait bien compte qu’ils se moquaient d’elle. Au début, elle désespérait. Elle pensa sérieusement laisser tomber. Puis, elle s’entêta:

            "Je ne vais pas les laisser faire ! Je vas me battre pour mon amour !" décida-t-elle et elle entama les préparatifs nécessaires.

            Elle prenait des nouvelles du malade auprès d’une amie aide-soignante. Elle l’informait, que son vieux se remettait bien et qu’il quitterait bientôt l’hôpital. Le moment de passer à l’action était arrivé.

            "Qui sait où ils vont le foutre après !" pensa-t-elle avec horreur. Elle fit passer un message à monsieur Stavros par l’aide-soignante:

            "Je viens à ton secours! J’organise une évasion !"

            Son plan était simple. Le lendemain, pendant la pause déjeuner, monsieur Stavros se glisserait dehors sous prétexte d’aller à la cafétéria. Puis, discrètement, il se faufilerait vers la porte. Là, Alicia l’attendrait dans un taxi...

            Les heures qui suivirent furent probablement les plus longues de la vie de l’ancien boucher. Il se retournait nerveusement dans son lit. Sa fièvre montait. Son visage rougissait. Sa tension s’élevait.

            "Il a dû s’inquiéter pour quelque chose !" commentèrent les docteurs.

            Mais monsieur Stavros resta silencieux. Il ne dormit pas de la nuit. Le lendemain, il était épuisé, avec des cernes noirs sous les yeux. Vers midi, il céda. Ce fut après la visite pendant laquelle les médecins s’étaient inquiétés des changements de condition. Son gentil gendre était venu pour s’occuper de l’antenne de son téléviseur. Monsieur Stavros l’attira de côté et lui murmura:

            "Alicia m’organise une évasion !"

            A ce moment là, il se détesta. Mais pendant les longues heures entre la vie et la mort, bien des choses étaient passées par sa tête. Ce fut pourquoi il persista:

             "Elle viendra me prendre en taxi cet après-midi !"

            "Mais c’est pas pour toi ce genre de choses !" Le gendre était effrayé. "Ton état a empiré !"

            Il donna immédiatement l’alerte. Il avertit Nastasia, l’infirmière en chef, les médecins. Ils avertirent les agents de sécurité d’ouvrir l’oeil !...

            Quand Alicia arriva, ils ne lui permirent même pas de descendre du taxi. Le gentil gendre l’attendait au portail. Il avait amené avec lui un des agents au cas où.

            "Va-t-en !" ordonna le gendre. "Monsieur Stavros n’est pas bien !"

            "C’est pas vrai ! Vous me mentez pour nous séparer !"

            "Je te dis la vérité ! Dès qu’il se remettra, on t’appellera pour que vous fassiez vos adieux."

            "Mais moi, je ne veux pas lui dire adieu. Je veux qu’on vive ensemble !"

            "Alors on va te dénoncer au service pour les étrangers !" l’avertit le gendre en lui tournant le dos.

            Alicia se mordit les lèvres. Ça faisait un bon moment que son permis de séjour avait expiré...

A peu près une semaine plus tard, monsieur Stavros alla mieux et rien ne menaçait plus sa santé. Alors seulement autorisèrent-ils Alicia à lui rendre visite. Ils lui firent passer un message par son amie aide-soignante. Il disait qu’ils avaient quelque chose d’important à lui annoncer. La grosse sorcière trimballa des sacs avec des citrons et de jus pressés jusqu’à l’hôpital. Elle faillit s'évanouir en voyant le vieil homme couvert de tuyaux de la tête aux pieds.

            "Attendais-tu qu'il meure avant de t’intéresser à lui ?!" demanda Nastasia sévèrement.

            "Je venais tous les jours, Stavrie, mais ils ne me laissaient pas entrer." sanglota la sorcière.

            "Comment tu veux qu’ils te laissent entrer, t’as organisé une évasion. C’est comme s’il était en prison, à Alcatraz !" gronda la fille. Puis, elle ajouta :

            "Dès qu’il sort de l'hôpital, vous vous séparez immédiatement !"

            "Mais, Stavros, Stavrie chéri !" Alicia gémit, tombant à genoux à ses côtés. Les pantoufles et le bassin du vieil homme étaient sous le lit. L'ancien boucher resta silencieux. Il évita de la regarder, les yeux obstinément fixés au plafond.

            "J'ai compris." murmura Alicia, et dans ses yeux on pouvait lire la douleur de tous ceux qui avaient été humiliés et lésés dans la littérature russe. Elle se leva lentement. Elle voulait se cacher quelque part, s'enfuir. Mais... la rusée Nastasia prit une fois de plus les devants : "Et pense à vider le bassin en sortant !"

 

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