COURS

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Cours

III

Aussi intenses seraient nos entrainements, le temps fuira toujours plus vite que nous!

J’ai essayé de boucher les espaces vides avec des boules de papier.

Les livres de Paul Auster se sont trouvés une place de choix sur l’étagère d’en face. J’ai réussi à lire davantage et plus vite. J’ai ingurgité environ 100 pages par jour de Mr. Vertigo.

A un certain moment, je me suis cachée dans le public qui regardait comme une bête curieuse un gamin s’élever de plus en plus haut puis rester suspendu en l’air. J’ai protégé ma tête et retenu mon souffle. J’ai lancé en l’air mon chapeau noir d’homme, acheté dans un magasin de vieilleries à Berlin. Ou bien je l’ai mis en morceaux, trop émue par la merveille qui nous coupait les souffle. J’ai encouragé Mr. Vertigo en pensée. J’ai frappé des mains exagérément quand il a réussi à tromper la gravitation et l’air.

J’ai essayé moi aussi mais ça n’a pas marché. J’ai pris mon élan et accéléré, haletant comme une locomotive, le cœur de la taille d’une puce ratatinée, d’un petit pois rachitique. Je savais qu’il pouvait me lâcher à n’importe quel moment à cause de l’effort surhumain que je faisais. J’avais appris les pas, étudié tous les mouvements, mais cela ne servait à rien.
Quand j’ai regardé en bas, j’ai eu le vertige. Je n’ai rien vu d’autre qu’un large jean flottant en l’air et me faisant, enfin, les jambes fines et longues. C’est le moment, me suis-je dit. Et j’ai pris un autre chemin, sur lequel j’ai avancé en chancelant et me suis enlisée comme une débile.
A présent, je ne cours pas mieux, mais je pleure plus facilement.

Ça aide, me suis-je dit, essayant de me donner du courage. Et je me suis arrêtée pour reprendre mon souffle un instant!

Grand-mère démaille un vieux pull et essaie d’en faire deux pelotes colorées. Ses mains sont des papillons de nuit affolés qui cherchent la lumière. Dans cette pièce, il n’y a que les gros murs épais et une obscurité à vous couper le souffle. Même si elle ne sort pas de la pièce, grand-mère se perd. Une langue surdimensionnée, de la couleur de l’aubergine, me couvre le visage quand sa voie familière me trouve enfin. Elle me prend par la main, elle m’habille dans mes habits les plus propres et me sort dehors.

Je voudrais pouvoir l’arrêter. Elle s’en fiche, ça ne l’intéresse pas. Ça a été comme ça toute sa vie. Quand elle avait quelque chose en tête, elle allait jusqu’au bout.

Elle m’installe sur un tabouret, elle me donne à manger et me demande si ce qu’elle m’a cuisiné me plaît. Elle me boit des yeux.

Je suis maintenant l’enfant que je n’ai pas eu. Gavé par grand-mère, il pousse comme un champignon et est beaucoup plus grand que moi, que nous tous. J’essaie de l’arrêter encore une fois. Je lui demande de ne pas sortir dans la rue.

C’est dangereux. Mais grand-mère ne fait plus attention à moi. Elle me dit de rester tranquille. Quand je pars et qu’elle remarque que je ne suis plus dans les parages, elle demande d’un air inquiet à  maman:

« Quand est-ce que ta fille et son petit reviennent à la maison? ».

Maman lui dit doucement pour ne pas lui faire peur, que je n’ai pas d’enfant, que je vais bientôt venir, mais que je n’aurai avec moi que des bagages, comme à chaque fois. Rien de plus. Je ne la vois pas souvent, mais je sens que les lianes sous son front plissé se multiplient et s’emmêlent de plus en plus.

J’ai encore couru un moment et les nuits sont devenues des mares que j’ai essayées de contourner. En vain.

Des mains que j’aime, petites et sèches, s’accrochaient désespérément à moi et me tiraient en arrière. Je les connaissais du temps où elles bougeaient par saccades et pouvaient rapporter de dehors une montagne de vêtements gelés.

Peut-être que la mort est quelque chose qui arrive seulement aux autres, ceux qu’on ne connaît pas et qu’on n’a jamais embrassés. Et dont on ne connaît pas l’odeur. J’aborde les derniers cent mètres. J’ai gagné du temps. J’ai sauvé quelque chose, ai-je envie de dire, mais je ’arrête à temps. Ses yeux bleus, bordés de rouge, me grondent:

« Mais ma petite fille, tu n’as rien sauvé du tout! ».

Dehors, il fait encore froid et le vent souffle, comme quand grand-mère regardait par la fenêtre, le regard fixe, des heures entières. Dans mon rêve de maintenant, elle est dans notre petit hall d’entrée et cherche dans un grand carton des vêtements chauds. J’ai deviné qu’elle avait froid elle aussi. je l’ai prise dans mes bras. Elle m’a dit qu’elle s’ennuyait et que ce serait bien si je lui achetais une trousse remplie de ciseaux pour qu’elle se mette à la couture.

Je n’ai pas eu le cœur de lui dire qu’elle n’avait jamais été douée et que ce serait un désastre. J’ai fait toutes les rues, prospectant auprès de je ne sais combien de vendeurs et recevant tout un tas ’offres extravagantes. Après quoi, le calme est revenu et elle n’a plus rien demandé.
La dernière fois qu’on s’est rencontrées, seuls les yeux de grand-mère étaient restés à leur place, inchangés. Deux pinces à linge qui m’ont attrapée et serrée fort.

Ils m’ont fixée plusieurs minutes d’affilée. J’étais venue pour couper en menus morceaux une banane que je devais lui faire manger à petites bouchées, conformément à ce qu’on m’avait dit. J’avais la main qui tremblait. Il aurait mieux fallu qu’on se dise au revoir. Mais on était toutes les deux mal à l’aise. Des écolières dans une chambre d’hôpital où il y avait trop de gens étrangers.
Ensuite, j’ai menti à droite et à gauche, en disant que j’avais eu une bonne année, même si la seule chose que j’avais faite avait été de couper en morceaux une banane avec une fourchette.
Rien de plus. Jusqu’à ce qu’elle devienne transparente comme l’air, translucide comme la fumée.
Tout semble comme avant et à sa place!

Je suis là sans y être. J’ai une feuille de route dont je suis contente. Elle me maintient à flot, elle me donne l’impression d’être à l’abri.

C’est comme si je travaillais sous couvert: je pars de chez moi, je socialise, je n’ouvre pas les yeux le matin tant que je n’entends pas la sonnerie du téléphone. Eraillée et obsédante.
En réalité, je me suis fatiguée à force de l’attendre. De la Place de la Victoire, dusième étage de l’immeuble-bloc que j’habite, ma vie semble belle. Mais je ne me regarde jamais dans le miroir de l’ascenseur.

Si je me vois, je n’arriverai jamais à destination, mais sur une orbite éloignée. Mon sommeil s’est cassé. C’est un jouet compliqué dont j’ai perdu plusieurs pièces importantes.
Je m’endors et un morceau de verre, surgissant de je ne sais où, m’entaille le mollet. Je ne sens pas la douleur, une quantité suffisante d’adrénaline s’est déversée dans mon sang. Je suis anesthésiée et regarde, fascinée, le bout de peau parfaitement sectionné.

Je ne dors pas, je cours comme une folle et j’essaie de recoller des choses tordues, brisées.  ans révolus et une montre plus vieille que moi, de marque Universal Genève. Ses aiguilles noires, soigneusement nettoyées, style art déco, ont également mesuré la vie d’un autre. Je sais pourquoi je me réveille chaque matin et me dirige, les yeux encore embrouillés, vers l’étagère.

Je m’agrippe à la minuscule roulette et la tourne jusqu’au bout. Puis enfin, le calme revient.
Je peux écouter le café en train de bouillir.

Sous mes yeux ensommeillés il se fait de plus en plus noir. Je ne veux pas le voir, je verse alors une quantité généreuse de lait et le décolore!

Qui a raison en fait?

Celui qui cherche ou celui qui se fiche de tout?

Les corbeaux vivent plus de  ans et ont le même partenaire toute leur vie. Je ne savais pas qu’ils prenaient soin des vieux  oiseaux, qu’ils leur apportaient à manger et les nourrissaient.
Je regarde le grand oiseau perché sur l’antenne de l’immeuble voisin. Il est là chaque jour. Et sait tout un tas de choses sur moi. Il m’a vu manier le couteau de cuisine, ouvrir le frigidaire ou
nourrir le chat. T’embrasser les yeux ouverts. Parfois aussi frotter la cuisinière et mes mains décoller de fines pellicules de graisse. Le cerveau mâche dans le vide de vieilles images, des
événements où des gens qu’on aime, prononcent toute sorte de mots. Que je souhaiterais oublier à tout prix. Je ne m’aime pas quand je marche sur la pointe des pieds dans
une rue sombre et minaude comme un chat. Rien ne peut plus m’atteindre, je glisse et je ne veux plus jamais m’arrêter. Il n’y a que les chaussures de sport, délavées, que je reconnais
encore.

Traduit par Fanny Chartres

 

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