Un désir entre les décombres

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Un désir entre les décombres

 

 

-Oui, c’est vrai ! Je l’aime beaucoup ! J’ai toujours été amoureuse de lui ! 

-Je le soupçonnais. Je le savais. 

-La veille, il est mort. Il n’est plus !

-Mais sa présence demeure plus imposante en ce moment que de son vivant.

-Un martyr nous sépare. 

-Je m’en vais.

-Non, c’est à moi de partir. 

-Où vas-tu ?

-Ailleurs.

-As-tu couché avec lui ?

Au moment où mon copain pose cette question, je frémis. Je ne réponds pas. Je m’enfuis.  Tout en descendant le long escalier de l’immeuble, je sens que je suis sur le point de m’affoler. Marwan, mon amant secret, vient de trépasser à l’hôpital. Sa maison s’était effondrée suite aux bombardements israéliens. La nouvelle de sa mort m’a profondément bouleversée. J’ai perdu le contrôle en présence de mon copain Kazem choqué par ma réaction. Il a tout de suite deviné que je suis amoureuse de cet homme décédé à présent. Vivant, Marwan m’émouvait énormément sans pourtant m’inciter à me séparer de mon copain. C’est sa mort qui a mis fin à ma longue relation avec Kazem. Nous ne marierons plus comme nous l’avions décidé. Nous n’aurons pas d’enfants comme nous l’avions planifié. Tous mes rêves d’un avenir heureux avec Kazem disparaissent tout à coup.  

Je m’éloigne de la maison de mon copain le laissant seul face à ses pensées noires. Je culpabilise. Une fois dans la rue, je monte dans un taxi dont le chauffeur allume la radio. Assise dans mon siège, je fume une cigarette tout en écoutant une chanson au rythme mélancolique. Je ne connais pas cette mélodie et pourtant elle me trouble profondément. Chaque son ressemble à un caillou lancé au fond de l’eau bouillonnante de mon âme troublée. 

Comme la voiture tombe en panne, je descends dans la rue pour me diriger à pied vers les décombres de la banlieue de Beyrouth. C’est dangereux de se retrouver à cette heure dans cet espace où règne pourtant le calme. Je n’ai pas peur de mourir, j’ai l’impression que je suis déjà morte. Je me suis probablement transformée en un fantôme nocturne. Mais, je suis en colère contre moi-même, contre Kazem, contre Marwan et contre le monde entier. Tous les repères de ma vie se sont effacés. La possibilité de quitter ce monde serait probablement une échappatoire bienfaisante. Je marche vers les décombres, les narines chatouillées par la poussière emportée par le vent. Me sentant sur le point de m’asphyxier, je crains de souffrir d’une crise d’asthme. Je n’ai jamais été asthmatique et pourtant je me sens malade. J’ai l’impression d’être atteinte de toutes les maladies du monde.

Tout en levant la tête vers la lune à la forme circulaire, je tourne en rond lentement, rapidement, très rapidement jusqu’à ce qu’un vertige très fort s’empare de moi. Je continue à tourner de la sorte jusqu’au moment où je me sens complètement incapable de me tenir debout. Je chute. Mon corps tombe. Je m’abandonne à la force de la pesanteur. Je me retrouve par terre sans souffrir pourtant d’aucune douleur. Je regarde la lune. Je la fixe longuement de mes yeux larmoyants avant de fermer les paupières pour me laisser emporter par une rêverie sensuelle et morbide à la fois.   

Mes seins blancs sous la lune laiteuse m’ouvrent aux songes d’un liquide nourrissant. L’astre circulaire dans le ciel noir est aussi blanc que le lait qui coulerait un jour de mes tétons. J’ai toujours eu envie de devenir la mère d’un enfant semblable à celui qui a perdu sa vie sous ces décombres. Plus jeune que moi, Marwan réveillait en moi une affection maternelle et érotique à la fois. Alors que je le serrai dans mes bras, je lui chuchotais tendrement : « Baby ». La tête plongée entre mes seins, il me disait des mots passionnés qui résonnent dans ma tête jusqu’à présent. 

La lune circulaire comme mes seins semblait veiller sur les décombres en cette nuit singulière. Pourquoi suis-je toujours vivante alors que tout le monde est mort ? Le trépas de Marwan a eu un impact tellement fort sur ma vie, beaucoup plus intense que sa présence alors qu’il était encore vivant. Je ne veux plus de Kazem. Je le quitterai demain matin. L’ai-je jamais aimé ? Je ne sais pas. En ce moment, je vis le deuil de Marwan comme une veuve dévastée. Ma vie s’est écroulée à l’instar de ces immeubles effondrés. Mais, je vais continuer à lutter. Je reconstruirais ma vie, je rebâtirais ma ville.  

Demain matin, j’inviterais mon copain au dernier petit-déjeuner qu’on partagerait ensemble. Suis-je capable de lui avouer mon amour pour Marwan ? On n’en a jamais parlé clairement bien que Kazem ait toujours senti que Marwan me plaisait. Une passion secrète dans le monde du silence. Mon copain n’osait jamais se plaindre de l’émotion qui m’envahissait au moment où j’entendais parler de Marwan. Je n’osais pas en parler moi non plus. Mais demain, nous serons obligés d’exprimer nos pensées les plus obscures. Pendant que mon copain et moi partagerons le croissant chaud vers neuf heures du matin, je lui parlerai de ma première rencontre avec Marwan. Kazem souffrirait probablement en m’écoutant raconter que ma mère m’avait parlée d’une source d’eau là-bas, ailleurs, au sein de la nature, au milieu de l’herbe imbibée de rosée. Elle m’a décrit à plusieurs reprises l’eau pure scintillante sous le soleil se faufilant entre les roches. Une eau dorée qu’on a envie d’avaler avant de nous reposer dans cet espace à la verdure paradisiaque. Le rêve de somnoler là-bas sur l’herbe en écoutant le clapotement de l’eau, le sifflement des insectes et le silence du ciel m’incita à me diriger vers la source. Le trajet fut long. Suite à une demi-heure de marche, je me suis rendu compte que j’étais lasse, que j’avais extrêmement soif et que ma destination est toujours assez loin. Je me suis donc dit qu’il fallait avancer plus vite pour atteindre la source avant le coucher du soleil. Je me suis donc mise à me hâter pour arriver là-bas où je me rassasierais d’eau. Une rêverie aquatique m’attirait vers un milieu devenu une merveille utopique à mes yeux. Je marchais, j’avançais sous un ciel au bleu limpide. Je regardais vers le haut pour contempler les oiseaux planer en sens inverse. Je me dirigeais vers le Sud alors que trois colombes blanches volaient vers le Nord. Si j’étais munie d’ailes, j’aurais atteint la source sur le champ. C’est là-bas que j’ai vu Marwan pour la première fois. C’est là-bas que nous nous sommes entrelacés pour la première fois. Nous étions Adam et Eve faisant l’amour au paradis sous l’œil bienveillant du soleil. 

Demain, il va falloir raconter cette promenade à mon copain. Je m’imagine assise auprès de lui, rongée de culpabilité en train de lui parler longuement de Marwan. Chaque détail narré serait un coup de couteau dans la plaie ouverte de son cœur. J’avalerais le petit-déjeuner, je siroterais le Nescafé en lui parlant de mon amour clandestin. Le lendemain matin, vers six heures, j’appelle mon copain pour l’inviter au petit-déjeuner. Il ne répond pas. Je m’énerve, je l’appelle encore une fois. Aucune réponse. Je me décide donc d’aller chez lui. Je me dirige vers son appartement qui n’est pas tellement loin du mien. J’ai pourtant l’impression que le trajet est long. Au moment où j’arrive chez lui, je frappe à la porte pour me retrouver en nez à nez avec une inconnue. Son visage est ovale. Ses yeux sont noirs. Sa longue chevelure lisse et touffue l’embellit. Mince et élancée, sa taille est plutôt courte. Qui est-elle ?

-Qui es-tu ?

-Je suis la copine de Kazem.

-Ton copain, qui se dirige pour le moment vers l’aéroport, m’a loué son appartement.

-Où voyage-t-il ?

-Aucune idée.

C’est ainsi que je reviens chez moi soulagée à l’idée de ne pas devoir avouer mon amour pour Marwan à Kazem. Je me suis longtemps préparée pour le petit-déjeuner. J’ai imaginé chaque mot que j’allais prononcer. En me demandant vers quel pays il se dirige, je sens que je suis contente pour lui d’avoir échappé au petit-déjeuner infernal auquel j’avais l’intention de l’inviter. Il aurait eu beaucoup de mal à faire face à la réalité. Il s’est enfui. Je m’en irais donc toute seule au café. 

Assise sur ma chaise, je m’imagine en train de parler à Kazem en lui disant : « Oui, j’ai couché avec Marwan là-bas auprès de la source d’eau ! Oui, c’était tout à fait merveilleux ! Non je ne regrette pas d’avoir enlevé mon pull pour le laisser toucher ma peau. Ce fut un orgasme céleste ! Ce fut comme un vol vers des nuages imbibés d’une eau aussi jaune que la lumière ! Une pluie étrange m’avait conquise. Une pluie de spermes et de sang. Je me suis laissée emporter par un désir tellement doux, tellement violent, tellement irrésistible. Mon corps a joui de cette transgression sensuelle. C’est surtout parce qu’il ne fallait pas toucher, parce qu’il ne fallait pas sucer, parce qu’il ne fallait pas embrasser que cet acte amoureux était devenu tellement excitant. Je fus envahie par un bonheur intense qui restera ancré dans la mémoire de mon corps jusqu’à la dernière minute de ma vie ! Non, je n’oublierai jamais Marwan ! » Je regarde autour de moi. Le café est tout à fait vide. Je suis seule avec mes souvenirs. Je pose la question :

-Quel destin m’attend ?

Le serveur qui arrive pour déposer une glace d’eau sur ma table me demande :

-Vous me parlez ?

Je le regarde tristement en disant :

-Non, je parle toute seule.   

         

 

 

    

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