POEMES

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Poèmes

 

Le chardonneret

 

De la grande fenêtre de ton salon

nous observons les oiseaux dans leur maisonnette

qui elle aussi a sa grande fenêtre

en miniature, le large toit en pente et une terrasse

où durant tout l’hiver tu as semé

quelque chose de semblable à l’amitié.

Nous les observons à l’heure du repas

des oiseaux, plus ou moins onze heures pour nous,

quand ils se massent tous entre frémissements d’ailes,

éclairs de couleur becs plastronnants petits yeux vifs.

Tu as déchiffré les habitudes des diverses espèces

comme tu l’avais fait pour celles des voisins

mais à présent avec beaucoup plus d’affection

et de même pour leur aspect,

non pas les chevelures à taches jaunes des laiderons

munies de chien ou les brûlures cutanées

provoquées par l’astre de la bêtise

qui orbite toujours plus près,

non non, la mésange et son petit masque noir,

le bruissement orange du rouge-gorge,

le pinson qui a peur de tous,

et le plus craint bien que gracile et parmi les plus beaux

jaune vif sur le flanc et rouge éclatant sur la tête

mais au terrible bec, qui ne plaisante pas,

le chardonneret.

Nous sommes au printemps mais à l’heure de leur repas

les oiseaux sont encore fidèles à ta table,

qu’en sera-t-il l’été nul ne le sait, comme d’ailleurs

nul ne sait, ne tardes-tu pas à ajouter,

ce qu’il en sera de toi

(preste à nier que selon toute probabilité

tu seras le matin sur les sentiers de tes crêtes préférées

et l’après-midi juste ici dans ce jardin

avec livre radio lunettes et journal).

Mais avant de nous engager sur l’allée circulaire

de renoncement futilité caducité et fin

tu te rappelles que tu as une chose à me montrer

et d’une cordelette d’un sachet sorti du freezer

tu fais pendiller un exemplaire splendide

de chardonneret mâle congelé, regarde

le jaune sur le flanc et la tête rouge vif

sens comme il est léger, tellement doux, mais ce bec,

ce bec terrible le chardonneret...

 

Tandis que sur toi j’écris, là dehors ferraille,

envoie peut-être même une étincelle ou l’autre,

la tondeuse à gazon manuelle (ta Ford Gran Torino).

 

 

 

Soixante-et-un

 

J’ai soixante ans. Oui, bon, soixante-et-un.

Je vais tâcher d’être un peu plus précise.

C’est étrange, il ne reste plus personne

de toutes les amours que j’ai cherchées

(ou presque), tant d’années passées avec soi-même

pour continuer à se prendre au sérieux,

à se comprendre, s’essouffler, se sentir,

rendre muet qui nous vole notre air.

Seule parce que l’amour ne s’apprend pas

l’amour n’est pas se résoudre à endurer,

au jeu de la paix je sais que je triche

et vous, vous savez bien qui éviter.

Il est étrange d’être seule à cet âge

devoir faire attention à ce qu’on dit

être amoureuse encore de la vie,

le dernier amour que je vois finir.

 

Je revis tous ces souvenirs d’enfance.

Les bals du village, là sur la route –

et mon père, son couteau de cuisine

qui me poursuit sur cette même route –

et puis la nuit de Noël qui pour moi

grandie à l’auberge était un désert

sur une photo en noir et blanc, la neige,

les pâtres, Marie penchée sur les desserts –

le défunt que mon oncle a amené

à l’enterrement avec trois jours de retard...

Les signes ne manquent pas pour qui est né

sous le suaire de la terre, le Gothard.

Je suis partie. Vous êtes tous morts, vieux

ou devenus fous, en tout cas le cœur

que j’ai épousé, qu’on le déplace ailleurs

il se tait et la vallée veut un nom.

 

La géographie justifie l’échec.

Tout mouvement comporte l’inversion

des couleurs ou un saut qui est entorse,

et chaque état sur la carte est un cœur.

Chaque année de ta vie est un docteur

qui se trompe sur l’organe malade

mais qui peut te glisser en confidence où

le spécialiste est l’année dernière.

Moi de toutes mes forces j’ai aimé,

je t’ai fait rigoler, j’aime écouter,

si j’ai parlé de fin j’ai dit «peut-être».

Je ne sais plus dire «tu» au singulier.

Mais l’espace et le temps sont de vieux amis,

des rimes qui ne peuvent plus se quitter,

et pourtant toi, toi et toi tu me dis

que tu étais prêt à répondre et moi à attaquer.

 

Quand on me trouvera visage contre terre

lis sur mes lèvres «A présent je m’en vais»,

cherche leur empreinte si tu es trop tard,

plus ou moins là, tu sais où je m’assieds.

Un feu dans ta poitrine s’éteindra.

Mais à part ça, j’ai un nouvel engrais

et il est presque plein, l’autre sachet

de petites graines pour tes vers rimés.

Mais toi non plus, tu ne peux en finir

avec cette rengaine, oui, la vie

que je laisse filer entre mes doigts,

à qui je viens de dire oui à présent je viens…

Bon, tu feras comme tu voudras, mais à présent dégage

moi je dois encore finir une terrine,

bêcher, tailler la vieille flamme

du calycanthe, allez, va, ciao pinin.

 

 

33

 

Toi et moi nous dormons serrés l’un contre l’autre

tels les deux chiffres de mon nouvel âge –

et si dans son sommeil l’un de nous se retourne

l’autre aussitôt reprend la position –

les deux trois;

depuis une semaine, tu en as un

toi aussi, l’autre n’est pas un nombre

mais le rond de ton ventre

et cependant le rond de l’émerveillement

pour qui depuis trois mois l’habite,

nous sommes trois

trois.

 

Vanni Bianconi

Traduit de l’italien par Christian Viredaz

 

 

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