Trois nouvelles

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Trois nouvelles de Nina Kossman  (Etats-Unis) 

Introduction et traduction Par Isabelle Macor 

Nina Kossman, née à Moscou, est un écrivain bilingue anglais-russe, poète, peintre et  dramaturge. Ses peintures ont été exposées à New York et à Philadelphie. Parmi ses travaux  publiés figurent trois recueils de poèmes en russe et en anglais, deux volumes de traductions  de poèmes de Marina Tsvetaïeva, deux recueils de nouvelles, une anthologie qu’elle a  composée et fait paraître aux Presses universitaires d’Oxford (Oxford University Press) et un  roman. Certains de ses textes ont été traduits en grec, japonais, hébreu, espagnol, persan et  danois. Lauréate de nombreux prix, elle vit à New York. L’œuvre entière, poésie et prose, de  Nina Kossman, est marquée par l'expérience de l'exil. Voici trois nouvelles, traduites de  l’anglais, qui évoquent son expérience de l’émigration ainsi que le passé de sa famille en ex URSS et la Shoah.  

Nina Kossman a quitté l’Union soviétique enfant, avec ses parents et son frère, en 1972,  pendant les années Brejnev. A cette époque, la décision d’émigrer était très risquée, l’Union  soviétique étant un pays verrouillé. Il fallait obtenir du gouvernement une autorisation  spéciale de sortie du territoire, autorisation rarement accordée. Ceux qui faisaient une  demande d’émigration prenaient un grand risque car en cas de refus ils s’exposaient à être  privés d’emploi et s’ils étaient au chômage, ils pouvaient être arrêtés pour cette raison – même qu’ils ne travaillaient pas. Ils étaient alors tenus coupables de ce que le régime  communiste a appelé « parasitisme social ». Les parents de Nina Kossman ont eu la chance  d’obtenir l’autorisation d’émigrer en Israël, seul pays accessible aux Juifs d’Union soviétique  en ce temps-là. Ils sont restés un an en Israël puis ont choisi de s’installer aux Etats - Unis.  

Nina a écrit plusieurs nouvelles ayant pour thème son immigration, expérience concrètement  fondatrice par-delà le trauma et l’inquiétude constitutive, dont trois viennent d’être publiées  en anglais. 

https://www.litterateurrw.com/magazines/february_21/index.html?fbclid=IwAR18mSo9NrY -XUlTnsyUuQ6l8Mb1IACl9rV2Lql-bcaMzjMEaBzsfxZ8oWw#p=5 

Ces nouvelles seront incluses dans un prochain livre à paraître, Dictionnaire du 20ème siècle – histoire d’une famille ("Dictionary of the 20th Century : Story of a Family"). Elle a aussi publié  un livre sur son enfance, Derrière la frontière ("Behind the Border ") qui relate les épreuves et  le parcours d’une famille candidate à l’émigration dans l’Union soviétique de Brejnev. 


 

(extraits du Dictionnaire du 20e siècle : Histoire d’une famille)

 

 

1-

 

 

L’antisémitisme nous avait fait quitter l’URSS pour Israël tandis que le manque d’emplois attractifs pour un germaniste et une rédactrice-chercheure en biologie nous avait fait quitter Israël pour les USA.[1] Je passai mon premier mois allongée toute la journée dans la maison d’un millionnaire de Shaker Heights, à Cleveland, à écouter les reportages à la radio sur la guerre en Israël. Je voulais y être, aider Israël à combattre ses ennemis, peu importe que je fusse trop jeune pour être soldate, trop jeune pour combattre, trop jeune pour l’armée. Pendant la période que nous avions passée en Israël, le sionisme avait pris la place libérée par le communisme dans mon esprit immature tout comme il l’avait fait dans l’esprit de nombreux adultes, mais cette histoire n’est pas la leur, cette histoire parle de moi. Nous étions la première famille juive soviétique à Cleveland, et le Service d’Aide Familiale Juif essayait de faire de son mieux pour nous aider. Il nous avait ainsi tout d’abord trouvé une sorte d’abri temporaire dans le sous-sol de la maison d’une famille juive orthodoxe, puis nous avait transférés dans le château d’un millionnaire. Le propriétaire passait ses vacances en Floride, et, en laissant séjourner une famille de réfugiés soviétiques dans son château, il avait le sentiment d’accomplir une mitzva[2] alors qu’il avait tout simplement besoin de quelqu’un pour garder sa maison ; en fait il lui était commode d’appeler cette offre une mitzva au lieu de dire réellement ce que c’était, du gardiennage de maison. Je détestais le château du millionnaire, une télévision couleur dans chacune de ses vingt pièces, ses poutres en bois sombres au plafond, comme dans un château fort du 12 e siècle, avec une domestique noire qui faisait le ménage tous les deux jours, l’énorme cuisine pour 50 personnes, sans parler de la dimension de la salle à manger ou du séjour, la piscine et son système sophistiqué de contrôle de la température – quelque dix ou douze boutons sur lesquels je répugnais à appuyer. Il y a un stéréotype bien connu de l’immigrant trop heureux de se retrouver entouré de la richesse américaine, avec ses piscines et ses espaces de vie surdimensionnés – bon, c’est un stéréotype et cela ne correspondait ni à mes parents ni à moi. Je ne demandai pas à mes parents ce qu’ils pensaient de tout cela ; j’avais un âge où mes propres sentiments me suffisaient mais je parie qu’ils pensaient à la façon de nous sortir de ce lieu de luxe qui n’était rien d’autre qu’un lieu transitoire pour nous, et je ne sais pas comment ils ont réussi à chercher un appartement dans ce nouveau monde dont les distances ne pouvaient être parcourues qu’en voiture. Je sais seulement qu’à un moment, vers la fin de notre premier mois, nous l’avons fait : nous avons déménagé du château du millionnaire pour nous installer dans notre humble appartement, au rez-de chaussée d’un bâtiment déprimant en briques rouges, du style de ceux que je vois encore dans la plupart des quartiers de Queens ou de Brooklyn. Il est fort probable que cela fut fait avec le concours de quelque Service d’Aide Familiale Juif, brûlant de faire tout ce qui lui était possible pour sa première famille juive soviétique. C’était l’année 1973. Quelques mois plus tard, nous ne serions déjà plus « la première » famille juive soviétique à Cleveland mais à ce moment-là nous étions encore les seuls, et plusieurs reporters des Cleveland Jewish News vinrent chez nous pour parler avec nous. Nous avons appris qu’ils étaient en compétition pour le droit d’écrire une histoire sur notre « épopée » familiale, une histoire retraçant notre départ d’URSS et notre arrivée à Cleveland, lieu entre tous, pour y construire notre vie dans ce meilleur des mondes des Etats-Unis. J’ai toujours une coupure du Cleveland Jewish News, avec une photo de nous quatre – ma mère, mon père, mon frère et moi – sur la première page. On me décrivait dans l’article comme une « petite fille aux yeux pétillants » - alors qu’à l’époque j’étais loin d’avoir les yeux pétillants, j’étais si inquiète au sujet de la guerre en Israël et si épuisée par ce que les adultes désignaient comme notre « épopée » que je ne faisais aucune objection à rien, ni aux prises de photos, ni à un déménagement de plus pour aller s’installer ailleurs.

 

Par bonheur, notre vie à Cleveland ne dura pas éternellement. Le professeur Watts ou Dr Watts, comme il préférait qu’on l’appelât, avait offert à mon père un emploi et nous invitait chez lui pour notre premier Noël américain ainsi qu’à quelques autres occasions, je ne me rappelle plus lesquelles dans leur exhaustivité. Je me souviens juste qu’au milieu de l’année scolaire, il était si content d’avoir l’amitié de mon père qu’il lui a offert de nouveaux cours à donner dont l’un portait sur la presse allemande. Je ne me souviens plus du reste. A présent que je repense à tout ça, j’ai conscience que le but de Dr Watts, en recherchant cette amitié, était intéressé – pratiquer son allemand et son russe avec mon père. Quand, à la fin de l’année, les évaluations des étudiants arrivèrent, et que celles de mon père s’avérèrent bien plus élevées que celles du professeur Watts, celui-ci, ce merveilleux professeur et ami, devint l’ennemi de mon père qui fut perplexe et attristé de voir son contrat avec l’université non renouvelé pour l’année suivante. Je me souviens de mon père parlant de ce professeur Watts comme du meilleur ami de la famille tout au cours de cette année-là. Ce fut notre première rencontre avec un Américain qui s’avéra différent de ce qu’il semblait être de prime abord, tandis qu’avec les Soviétiques et ex-Soviétiques, on savait toujours dès le départ qui était qui, pourquoi, peut-être parce que les Russes n’avaient pas de façades, ou plutôt parce que leurs façades n’étaient pas aussi élaborées et qu’ils ne pouvaient donc combiner ou dissimuler ainsi leurs véritables personnalités. En outre la déception causée par le caractère de Dr Watts devait avoir été un coup pour les parents puisque nous avions quitté Israël pour les Etats-Unis en raison de l’emploi d’enseignant que mon père avait obtenu à la Case Western Reserve University. Mais la vie a son secret pour renverser l’infortune en fortune (et vice versa) et ce qui semblait un désastre en fut le contraire car c’est grâce au non renouvellement du contrat de mon père que mes parents décidèrent de quitter Cleveland pour s’installer à New York. Le mur de grisaille mit du temps à se dissiper complètement, mais il commença à s’effacer presque aussitôt que nous fîmes nos bagages et empilèrent à nouveau nos centaines de livres dans des cartons – pas les mêmes que ceux dans lesquels ils étaient arrivés, bien sûr, car nous les avions retirés de ces cartons soviétiques ; maintenant il nous fallait les mettre dans des cartons bien plus petits que nous avions trouvés dans un lot derrière le supermarché de Cleveland. Quoi qu’il en soit, nous déménageâmes, avec nos nombreux cartons de livres pour loger dans un hôtel bon marché de la ville de New Jersey, un lugubre établissement qui accueillait quelques immigrants russes ce lointain été de 1974. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de cet hôtel, mais la ville de New Jersey semblait aussi déprimante que Cleveland. Mes parents se rendaient quotidiennement à New York en train pour chercher un appartement. Ils en trouvèrent un finalement, dans un bon quartier, à proximité d’une bonne école pour moi. Le bon quartier s’appelait Forest Hills. C’est en août 1974 que j’entendis ce nom pour la première fois, il me serait ensuite à partir de ce moment de ma vie, aussi familier que s’il était mien. A ce moment-là personne ne pensait à Forest Hills comme à  une banlieue russe car il n’y avait pas encore de Russes alors. De même que nous avions été les premiers immigrants russes à Cleveland, nous étions parmi les premières familles « russes » de Forest Hills, qui serait bientôt connu comme l’un des deux ou trois quartiers russes de New York.

 

 

2 - HISTOIRE D’UNE ASSIETTE

                                     

Cette assiette a l’air d’une assiette ordinaire pour vous, rien de spécial, mais pour moi, elle incarne les souvenirs d’un service entier : certaines des assiettes étaient de la même dimension, certaines plus grosses, d’autres plus petites. Dans mon enfance moscovite, ce service était réservé aux fêtes, et on le rangeait dans une crédence, comme tant de familles en avaient à Moscou, et, j’en suis sûre, pas seulement à Moscou, mais comme je parle seulement de ce que je connais de ma propre expérience, je dis « Moscou ». Notre crédence n’avait rien de spécial en fait ; elle était en bois, avec deux portes vitrées coulissantes et plusieurs étagères de verre à l’intérieur. Ces assiettes pour les fêtes étaient considérées comme quelque chose de précieux, tout comme les pierres rares de ma collection de minéraux qui s’enorgueillissait de compter des raretés telles des lazurites, calcites, et malachites dans leur forme naturelle. Mes parents ne sortaient ces assiettes de la crédence qu’à certaines occasions, quand nous avions des invités, et je me souviens que ces jours-là on dressait une petite table pour les enfants à laquelle je m‘asseyais avec les enfants des amis de mes parents. Au cours de notre émigration, mes parents avaient dû empaqueter ces assiettes avec beaucoup de soin puisqu’elles devaient être acheminées en Israël via Vienne avec nos nombreux cartons de livres ; qu’elles ne se soient pas cassées en route dans ce voyage de Moscou à Tel-Aviv puis de Tel-Aviv jusqu’à un lieu de stockage inconnu est fabuleux. Comme nous n’avions pas d’appartement à nous durant l’année passée en Israël, nous n’avions pas défait les cartons dans lesquelles elles étaient rangées et je ne sais même pas où on les avait gardées pendant toute cette année ni comment elles avaient été transportées plus tard en Italie où nous avions passé trois mois dans l’attente de nos visas pour les Etats-Unis, et comment, à la fin de ces trois mois, elles furent expédiées de Rome à New York, puis de New York à Cleveland où nous allions passer notre première année en Amérique … et enfin, dernière étape du voyage, de Cleveland à New York, à l’été 1974. Je me souviens d’avoir vu ces assiettes dans notre appartement de Forest Hills : les voir était le signe que nous avions trouvé une maison après des années d’errance et que ces assiettes spéciales ne devaient pas plus longtemps rester rangées dans des cartons pleins de livres. Tandis que dans notre appartement moscovite chaque assiette était rangée séparément dans notre crédence, comme une pierre semi-précieuse, dans notre appartement newyorkais, ces assiettes s’empilaient les unes sur les autres dans le buffet de la cuisine, côtoyant les assiettes destinées aux repas ordinaires. Dans notre appartement newyorkais, nous n’avions plus de crédence où ces assiettes pouvaient être disposées selon la coutume moscovite. Nous mangions dans des assiettes banales que mes parents avaient achetées dans un supermarché américain et nous gardions notre service moscovite pour les occasions spéciales comme les anniversaires et le Nouvel An, en d’autres mots, nous ne les sortions que cinq fois l’an.

 

Ces assiettes moscovites étaient restées dans le buffet de notre cuisine à Forest Hill pendant 37 ans, quand mes parents vivaient dans notre appartement, et pendant les cinq ans qui avaient suivi la mort de mon père et de mon frère, alors que plus personne n’habitait notre appartement puisque ma mère très âgée avait déménagé avec moi. Je ne pouvais me résoudre à me séparer de l’appartement de mes parents dans lequel j’avais passé tant d’années de ma vie, où mes parents avaient passé tant d’années de leur vie, je continuais donc de payer le loyer, inutile de dire combien, un loyer newyorkais n’est jamais bas surtout si on paie pour un lieu dans lequel on ne vit pas mais que l’on ne peut quitter pour de pures raisons sentimentales. Finalement quand quelqu’un à l’esprit pratique m’a parlé de laisser cet appartement, j’ai mis les affaires de mes parents dans des cartons, et quand le camion de déménagement est arrivé, nous avons transporté une vingtaine de cartons de ce que j’appelais encore « l’immeuble de mes parents » et les avons chargés sur le camion. Quand j’ai défait les cartons à la maison, j’ai trouvé les livres, les papiers et d’autres affaires de mes parents, mais une seule assiette de notre « service moscovite ». C’est l’assiette que l’on voit ici. Je l’ai mise dans le buffet de ma cuisine, en haut d’une petite pile d’assiettes américaines ordinaires, pas parce que j’ai oublié sa signification dans mon passé mais tout simplement parce que je n’ai pas d’autre endroit où la mettre. Je ne m’en sers qu’au Nouvel An, et chaque fois que je la sors, je dis à ma fille née américaine : « Tu sais d’où vient cette assiette ? » L’histoire ne l’intéresse pas trop – elle l’a entendue maintes fois déjà, ce qui ne m’empêche pourtant pas de la lui raconter encore et encore tous les 31 décembre, comme une sorte de Haggadah de Nouvel An.

 

3 – LA BOITE EN METAL

 

 

Cette petite boîte en métal était certainement peu commune pour l’époque – regardez tous ces timbres de pays dont les noms, en Union soviétique, étaient synonymes de « l’Ouest » proscrit. Sur le couvercle il y a un timbre des Pays-Bas, et sur les côtés des timbres de l’Italie, du Danemark, de la Suède, de l’Allemagne de l’Ouest (« Deutsche Bundespost »), de la République de Saint-Marin, et ainsi de suite. Je me rappelle l’avoir vue dans ma petite enfance. Mes parents sont entrés en sa possession après la guerre, quand mon père, qui avait passé sa jeunesse dans la Lettonie d’avant la Seconde Guerre mondiale, est par hasard devenu citoyen soviétique. Dans ce cas précis, « par hasard » est ma façon de faire référence à l’annexion de la Lettonie par l’Union soviétique, ce qui n’était certainement pas un « hasard » mais une politique, et une politique est toujours le projet méthodique de quelqu’un, même si c’est un délire. Mais dans la vie de mon père, que ses parents avaient emmené avec sa petite sœur dans la Lettonie indépendante, fuyant la Moscou révolutionnaire dans des wagons à bestiaux, c’était un « hasard » qui l’avait ramené à Moscou pour faire de lui un citoyen soviétique. Lui et sa sœur étaient les seuls survivants de la Shoah, tout simplement parce qu’ils n’étaient pas là à ce moment : elle vivait à Londres et mon père s’était échappé de Riga pour rejoindre la Russie quelques jours avant l’arrivée des Nazis. Après la guerre, mon père commença à correspondre avec sa sœur, à ses risques et périls ; un citoyen soviétique, à l’époque, n’avait pas le droit d’entretenir de correspondance avec des membres de sa famille à l’étranger. Plus tard, après la mort de Staline, ma tante anglaise et son mari se rendaient en URSS chaque année, non pas tant pour rendre visite à mon père que pour être dans le pays qu’ils aimaient. N’ayant pas vécu le communisme dans leur chair, ils aimaient tant le mode de vie soviétique qu’ils se qualifiaient de « roses », c’est-à-dire presque - mais pas tout à fait – « rouges », comme le voulait l’usage parmi les « camarades voyageurs » de l’époque.

Mais retournons à notre petite boîte en métal, recouverte d’images de timbres de ces pays de l’Ouest exotiques qu’un citoyen soviétique ne pouvait visiter qu’en rêve. Cette boîte devait provenir de ma tante, tout comme une autre boîte en métal que je me rappelle de ma petite enfance, et qui était décorée d’images de bonbons anglais également exotiques. Je n’ai pas revu cette autre boîte depuis notre départ d’Union soviétique en juin 1972. J’avais cinq ans quand nous avions passé deux mois de vacances d’été à Asari, une station balnéaire sur la Baltique, dans les environs de Jurmala, en Lettonie. Mon frère et moi passions nos journées sur une plage à ramasser l’ambre échoué sur le rivage. Nous marchions pieds-nus sur le sable humide et les galets, et chaque fois que nous voyions un petit morceau de ce qui semblait être de l’ambre, nous le mettions dans cette boîte en métal, celle avec les images de bonbons anglais. A la fin de notre séjour, la boîte anglaise pour bonbons exotiques était pleine d’ambre exotique. Quand on tenait un morceau d’ambre dans la main et qu’on le regardait de près, on voyait un soleil noir briller à l’intérieur. Parfois je me demande si je ne mélange pas l’été à Asari avec l’été à Svetlogorsk. J’avais cinq ans à Asari et quatre à Svetlogorsk. Les deux stations se trouvaient sur la Baltique, et c’est peut-être à Svetlogorsk que mon frère et moi ramassions l’ambre sur le rivage. Mon père était resté à Moscou, seule ma mère s’occupait de nous deux et je me souviens que chaque jour, à trois heures, elle nous menait à la maison de quelqu’un, où il y avait une grande table à laquelle étaient assis beaucoup de gens, des deux côtés, et où nous prenions le déjeuner (l’« obed » russe est un repas de la mi-journée) avec de la rhubarbe, le plat préféré de mon père. Hélas, je mangeais si lentement à cet âge que nous devions rester longtemps après que tout le monde était parti, et tandis que les hôtes débarrassaient la table, je mâchais toujours ou faisait semblant de mâcher, ce qui revenait au même. Je ne pouvais pas imaginer bien sûr que la jolie ville balnéaire où nous passions les vacances n’était qu’à quelques heures de Riga, là où la mère de mon père fut assassinée le 30 novembre 1941, dans le cadre de deux « Aktion » au cours desquelles 25000 personnes périrent. Des années plus tard, obsédée par le passé - pas si éloigné - de ma famille, j’appris le nom de la forêt où ma grand-mère et 25000 de ses compatriotes furent tués par balles dans un fossé : Rumbula[3]. Mais en ce lointain été de mes cinq ans, je ne savais rien de tout cela ni n’avais envie de savoir. Mon seul but alors était de ramasser de l’ambre et de ne pas avoir à mâcher mon repas toute la journée.

 

Mais revenons à la boîte en métal avec ses images de timbres. Ces quatre dernières années, elle a été remplie de boutons, gros ou petits, originaux ou ordinaires, la plupart américains, mais j’en ai trouvé quelques-uns qui semblaient clairement soviétiques. Je ne peux en être certaine, bien sûr. Je prends un bouton et je songe : « voici un bouton américain, en voici un autre soviétique. » Cela aurait été plus intéressant qu’elle soit remplie de timbres plutôt que de boutons de sorte que son apparence corresponde à son contenu. Ai-je dit que mon père avait une immense collection de timbres à Moscou ? Dans les années soixante, il correspondait avec des collectionneurs de timbres, des philatélistes du monde entier. Et quand je dis les années soixante, il est important de garder à l’esprit que c’étaient les années soixante en Union soviétique, et si vous savez ce qu’étaient les années soixante soviétiques, ce qu’était la censure soviétique, vous pouvez imaginer ce que cela faisait de correspondre avec des gens d’Australie, Nouvelle Zélande, France, Allemagne de l’Ouest, Belgique, etc. pour échanger seulement des timbres de collection. Mon père rangeait ses timbres dans des albums spéciaux – « kliassery » en russe. C’est ainsi que j’ai appris les noms des pays étrangers : un timbre de Suède, un timbre de Hongrie, un timbre du Danemark, et les timbres anglais toujours, avec la reine Elizabeth II, toujours l’air d’une jeune femme, une petite couronne sur la tête. C’est grâce à la collection de timbres de mon père que nous avons pu quitter l’Union soviétique. Je n’entrerai pas dans les détails de la procédure de demande d’autorisation de quitter le territoire auprès de l’OVIR[4] ni ne comparerai avec le jeu de la roulette russe bien que ce soit la comparaison la plus juste. Un jour, nous avons eu la chance de recevoir notre autorisation. Il fallait à présent que mes parents achètent quatre billets d’avion pour Vienne, et ils n’avaient pas assez d’argent. Mon père a vendu sa collection de timbres à un philatéliste de renom à Moscou, et avec l’argent il a acheté nos billets pour Vienne. Ceci est la fin de l’histoire de la boîte noire en métal avec des images de timbres sur tous ses côtés, mais la boîte elle-même est bien vivante, elle se porte bien et elle est là, en face de moi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] La mère de l’auteure est victime de la politique de Lyssenko pendant ses études, ce qui aura des conséquences graves pour sa carrière, entravée. (Le lyssenkisme (en russe : Лысе́нковщина) est une politique agricole formulée en Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) par Trofim Lyssenko et ses successeurs à partir de la fin des années 1920, puis mise en application au cours des années 1930 lorsque Lyssenko, soutenu par les autorités, prend la tête de l'Académie Lénine des sciences agronomiques (en). Cette politique a été maintenue officiellement jusqu'en 1964.

Depuis, le terme lyssenkisme désigne par extension une science corrompue par l'idéologie, où les faits sont dissimulés ou interprétés de manière scientifiquement erronée.

 

[2] Mitzva : hébreu, une bonne action. Note de la traductrice.

[4] Le Département des visas et de l'enregistrement (en russe Otdel Viz i Registratsii, en cyrillique : Отдел виз и регистрации, abrégé en OVIR, ОВИРou ОВиР) était le service délivrant les autorisations de sortie du pays et enregistrant les résidents ou les citoyens étrangers dans l'ancienne URSS.

 

 

 

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