Le voleur de robes

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Le voleur de robes

Traduit du bulgare par Velina Minkoff


Personne ne savait d'où elle était venue. Personne ne se rappelait quand elle était apparue pour la première fois. Les gens ne se le demandaient même pas, ils craignaient que si quelqu'un par hasard le découvrait, tout s'arrêterait et elle disparaîtrait de cet endroit pour toujours. Et qui pourrait imaginer maintenant Roussé sans elle ? Des plaisantins disaient qu'elle avait flotté dans un grand panier sur le fleuve depuis Vienne, d'autres disaient qu'elle était descendue du ciel dans la main tendue de la Statue de la Liberté. Ils ne connaissaient que son nom. Adela. Que cette çfemme n'était pas non seulement pas de cette ville, mais pas non plus de ce monde, c’était ce qu’il leur semblait. Une telle beauté ne pouvait pas être née d'une mère vivante. Autour d'une tasse de thé vert pendant les matinées des dames, et autour de plats abondants et de bouteilles froides de Bordeaux blanc dans les bons restaurants, on ne parlait que d'elle, Adela. 

Ils la voyaient partout. Le bal annuel de la Chambre de Commerce - elle est là. Même debout au bout du couloir, elle est toujours au centre. Les officiers de la garnison donne une fête de Noël au Club Militaire - elle est là, autour du Général Nozharev. Un concert sans précédent du grand Otto Liebig avec l'orchestre du maestro Strandzhev dans la salle paroissiale - Adela est au premier rang. Le champion du monde d'échecs Alekhine s’arrête spécialement en ville pour jouer simultanément contre quarante joueurs d'échecs de Roussé - elle y est aussi. L'Alliance Française organise une soirée tombola - comment cela pourrait se faire sans elle ? Le St. George accueille une projection en avant-première de Dancing Lady avec Joan Crawford, Clark Gable et Fred Astaire - Adela est au cinquième rang. La Banque coopérative de Commerce élit Stoyan Mitev et Todor Kogatev à son nouveau conseil d'administration - le soir du banquet, elle est à leur table. Elle était à chaque endroit qui exigeait la présence d'une femme incomparable.

Elle était toujours accompagnée d'un vieil homme silencieux à la peau maladive, au regard bleu méfiant, et aux cheveux blancs courts. On disait que c’était un investisseur qui cherchait où placer de l'argent. Les associations d'assureurs et d'armateurs, les producteurs de betteraves et les distillateurs, le syndicat des enseignants et la société des architectes, la mairie, tous déposaient à la réception de l'hôtel de luxueuses invitations pour leurs assemblées générales et leurs banquets. Et tous espéraient qu'il viendrait avec elle. Les coopératives des meuniers, boulangers, cordonniers et tailleurs aussi laissaient des invitations, même sans grand espoir. Cette femme était d'une classe bien supérieure. 

Toute la ville la regardait sortir de l'hôtel Teteven au bras de l'investisseur le soir, puis revenir tard dans la nuit. Dans la journée, on ne le voyait pas, mais elle ressurgissait avant midi pour se promener dans les boutiques les plus sophistiquées et arpenter le centre-ville et le jardin municipal. Tous les hommes avaient décidé qu'elle était sa maîtresse, et personne n'osait aller plus loin qu’un flirt innocent. Mais elle - libre, tellement libre ! Elle se tenait devant n'importe quel homme comme pour l’allumer. Elle n'arrêtait pas avant d'avoir fait tourner la tête d'une centaine d'hommes en une nuit. Une centaine d'épouses déglutissaient la gorge sèche, brûlant de l'intérieur, prêtes à donner n'importe quoi dans ce monde si elles avaient pu seulement lui ressembler. Si ce n'était pour les autres, du moins aux yeux de ces vauriens, leurs maris. 

Elle était si belle que même quand on la regardait de près, elle semblait toujours loin. Le cou long, les mains calmes, les doigts fins et gracieux, qui aurait pu remarquer que les cuticules de ses ongles étaient rongées. Son décolleté, bien quand il était modeste, ne pouvait pas cacher ses seins. Sa démarche ne lui servait pas pour marcher, mais pour souligner son corps sous ses vêtements. Elle avait un visage ouvert, comme quelqu'un qui n'a pas de secret. Son regard absorbait tout et ne rendait rien. Seuls quelques-uns ont supposé que, bien qu'elle se maitrisait à la perfection, l'âme de cette femme était aussi agitée que celle de n'importe qui. 

Et ses vêtements... Ce n’est pas assez de dire qu'aucune femme en ville avant elle n'avait porté quelque chose de semblable. C'était comme si elle était venue pour changer toute la vie de la ville et qu'elle avait logiquement commencé par le plus facile. Sur les bancs des jardins et sur les terrasses des cafés, les dames n’attendaient que son passage. Puis, les yeux lourds, elles discutaient de sa dernière robe à la taille bien trop haute, collant avec indécence sur ses hanches, à la longueur jusqu'au milieu du mollet. Elles se disputaient pour savoir si c’était de la soie fine ou du crêpe chinois rembourré, si la broderie délicate autour de son cou était faite à la main, si le ruban décoratif légèrement noué autour de sa taille était trop large. Lors des réceptions, avant qu'elle n'arrive, des petits paris étaient faits sur la robe qu'elle porterait - si elle serait en satin, jusqu'où son dos nu serait exposé et si elle s’ornerait d’une traîne fantomatique, ou si elle porterait du velours doux décoré de fils métalliques. Est-ce que l'extrémité de son ourlet atteindrait le sol, ses talons seraient-ils visibles lorsqu'elle passerait d'un groupe à l'autre ? Et elles discutaient des couleurs, aussi, pendant la journée, les nuances de vert, de bleu et d'orange, toujours pastels, jamais brillantes, et le soir - les versions les plus sombres de rouge, violet et bleu, jamais de noir. Les tenues d'Adela remplissaient la moitié des conversations vides dans les couloirs, et elle le savait, mais cela ne la dérangeait pas. Au contraire, elle semblait le rechercher de manière provocante. Elle préférait qu'elles parlent de ses vêtements, plutôt que de parler d'elle.

Elle portait rarement la même tenue de jour. La tenue de soirée - jamais. Les gens se demandaient comment elle pouvait faire entrer autant de vêtements dans une chambre d'hôtel, aussi grande soit-elle. Les femmes ne se contentaient pas d'observer ses robes, elles les étudiaient, les analysaient et les espionnaient. A peine un mois après son arrivée, les robes et les ensembles qu'elle portait ont commencé à apparaître dans les rues. Elles allaient bien sur certaines femmes, sur d'autres la graisse transparaissait à travers les soies et les jerseys et elles avaient beau serrer les corsets, leurs seins ne pouvaient pas se tenir aussi droit dans les décolletés que les siens. 

Lors des réceptions, Adela parlait librement de politique et de commerce, de prix de gros, d’actions, de musique. Elle faisait des remarques coquines, à la limite des bonnes manières, elle buvait une gorgée de son verre grand et mince, et passait au groupe suivant. Elle dansait rarement. Non pas parce qu'elle ne pouvait pas - elle pouvait, et comment ! Mais les messieurs n'osaient pas vraiment l'inviter, bien que l'investisseur à côté d'elle ne semblait pas s'en soucier, elle non plus. Qui parmi tous ces hommes pouvait oublier qu'il avait la chance d’être proche d'elle ? Peu importe si cela se passait à la lumière du jour, devant tout le monde. Personne ne l'avait vue, cependant, avec Ramadan. C'était leur accord depuis le début.

Elle l'avait aperçu pour la première fois à l'entrée du jardin municipal juste avant midi. Seules les bonnes manières empêchaient les gens de tourner le cou vers elle et vers sa robe en lin orange cendré, dont les manches s’arrêtaient inhabituellement un peu au-dessus des coudes. Ils avaient remarqué à quel point le haut décolleté rectangulaire montrait doucement ses clavicules et comment au-dessus du sein gauche un lys du même tissu de la taille d'une paume humaine mettait en valeur les collines féminines en contrebas. Ils avaient observé comment le tissu descendait doucement le long de sa taille et le long de la courbe de ses cuisses, et en dessous des genoux elle se terminait par une cloche légèrement plissée qui suivait joyeusement ses pas. Adela marchait magnifiquement sur le sol et faisait un signe de tête protocolaire aux dames et aux messieurs qu’elle connaissait. Elle n'était pas pensive, mais prudente. C'était comme si quelqu'un avait prédit que quelque chose lui arriverait dans l’allée ce jour-là, mais il n'avait pas précisé si ce serait bon ou mauvais.

Avec des sens comme les siens, qui examinaient le monde bien au-delà des vêtements, elle ne pouvait pas le manquer dans cette foule d'hommes d'affaires, d'employés de banque et d'artisans. Les belles femmes aiment se faire observer, mais maintenant elle devait elle-même regarder autour comme un chasseur et faire appel à l'aide de ses cent yeux. Alors qu'il s'approchait d'elle, sous l'orange de sa robe et ses sous-vêtements, sous sa peau et sous sa chair, quelque part dans ses os un profond tremblement a parcouru son corps et s'est élevé dans une rébellion d’un genre qu’elle n’avait pas réprimé depuis longtemps. Elle n'a pas pu se ressaisir complètement, elle n'a pas eu le temps, leurs regards s’étaient croisés avant eux deux. C'est peut-être comme ça que l'électricité a été découverte autrefois, a-t-elle pensé, alors qu'elle sentait que des milliers d'ampères circulaient dans les airs pendant ces quelques pas. De cette brève réunion, ses yeux ne gardaient aucun souvenir. Pas même à quoi il ressemblait ou ce qu'il portait. Tout ce qui restait était une envie frénétique que tout cela se répète.

Le jour suivant, à la même heure, dans la même allée, ses cent yeux ont défailli de joie encore une fois pendant quelques pas. Cette fois, ils ont hoché tous les deux légèrement la tête, comme on hoche la tête à chaque commencement. Le troisième jour, cependant, il ne s'est pas présenté devant elle. Elle est entrée dans le jardin, est passée devant les premiers bancs, et il n‘était pas là, toujours pas là. Elle ne pouvait pas s'arrêter, pour attendre qui ? Elle devait continuer à marcher mais ses jambes ne voulaient pas. Soudain, il est apparu à ses côtés et elle s’est mise à trembler. Il s'était avancé derrière elle.

Ce mouchoir est à elle. Est-elle vraiment un ange descendu du ciel parce que la lettre "A" est brodée dessus ? Non, elle n'est pas un ange. Plutôt un diable, et son nom est Adela. Elle a laissé tomber son mouchoir et lui en est très reconnaissante. Mais dans les rues de Roussé, même le diable ferait bien de se promener avec son sac fermé, à cause de gens comme lui. Le mouchoir n'était pas tombé, il l'avait juste retiré de son sac. Il était voleur. Un voleur ? Il n'y a rien de mal à ça, mais elle n'avait pas l'habitude qu’on lui enlève des choses, en général on les lui donnait. C'était bien beau ça, mais il n'avait rien à donner, il était « nu comme un fusil » comme on dit. Qu’il sache alors que c’est notamment ça qu'elle voulait qu’il lui donne. Eh bien, si c'était ce qu'elle voulait, il le livrerait à l'hôtel. Mais à minuit, les portes sont verrouillées. Il n'y a pas de verrou qui pourrait l'arrêter. Il devrait au moins lui dire son nom. En aucun cas, comment pouvait-il être sûr qu’elle ne le dénoncerait pas à la police pour le mouchoir. Il le lui dirait après. Après quoi, a-t-elle voulu lui demander, mais il a hoché la tête et s’est dépêché de partir. Est-ce qu'il pourrait vraiment apparaître dans sa chambre d'hôtel au milieu de la nuit ?

Il l’a vraiment fait. Il a découvert par son contact parmi le personnel de l'hôtel que lorsqu'elle et l'investisseur rentraient tard, lui montait à l'étage et se dirigeait vers la chambre numéro deux, celle qui donnait sur la rue Alexandrovska, et elle se rendait dans la chambre numéro cinq, donnant sur le Bâtiment des Impôts. Marcher main dans la main n’était donc que pour les apparences.

Ramadan avait ouvert des centaines de portes étranges, mais aucune n'était aussi silencieuse que celle de sa chambre à elle. C'était comme si elle était faite non de bois mais d’air. Et Adela, qui tremblait à deux pas, était faite d'air aussi, et lui aussi. Tout était de l'air et de la lumière de la lune orange qui venait de se faufiler par la fenêtre. De lumière étaient aussi leurs mains qui se sont trouvées rapidement, tout comme leurs lèvres. Il a vu son corps se tordre comme la fumée d'une cigarette au clair de lune et l'envelopper de toutes parts. Il l'a cachée en lui et l'a élevée vers ses cieux diaboliques. Des minutes, des heures ? Tout était immergé dans une obscurité chaude.

Eh bien, son nom est Ramadan. Il vient de Juper, un des villages proches de Roussé. Ses mains peuvent tout faire. Il travaille dans un atelier de serrurerie. Le salaire n’est pas terrible, mais de combien d’argent une personne a-t-elle besoin de toute façon ? Il vole juste pour le plaisir, pour se venger de la pauvreté. Et ses mains le démangent. Même si on l'attrapait, on ne le mettrait pas en prison pour des choses si insignifiantes. Bon, il perdrait son emploi parce qu'il entrait avec des clés, il ne cassait jamais. Et c'est avec ça qu’il a fini.

A travers les ombres de la lune, il l’a vue sourire avant de l'embrasser avec lassitude mais très doucement. Je fais quelque chose de semblable, lui a-t-elle dit dans un murmure. Elle était mannequin à Sofia, mais le propriétaire de l'agence a exigé une visite privée. Tout le monde dans son industrie faisait cela, mais comment pouvait-elle coucher avec un homme aussi laid. Même s'il était milliardaire. Alors il l'a mise dehors. Elle a été immédiatement captée par la boutique La Dernière Mode. Ils l'ont payée pour promener leurs nouveaux modèles dans la rue, pour les montrer lors des bals et des réceptions, afin que les épouses des riches puissent être ferrées et acheter leurs vêtements. Et les achats se passaient bien, mais ils la payaient trop peu. Et elle ne serait pas toujours aussi belle. Ils lui ont également interdit toute relation intime, le vieux con avec elle veillait sur cela. Ramadan n'était donc plus seulement un serrurier et un voleur, mais aussi un conspirateur.

Un conspirateur, il a souri. Les conspirateurs ne sont-ils pas tous en prison maintenant, à cause des imprimeries clandestines. Il l’a serrée très doucement dans ses bras, comme s'il avait peur de la blesser avec le bout de ses doigts. Il a penché son visage près du sien pour pouvoir respirer son souffle. Peu avant qu’elle s’endorme, Ramadan a commencé à bouger. Il lui a demandé pourquoi la pièce était bleue alors que la lune était jaune. Sans regarder par la fenêtre, elle a pressé son visage contre sa poitrine et ri doucement. Eh bien, parce que la lune s'est échappée avec quelqu'un d'autre et a laissé le ciel s’en occuper tout seul. En s'habillant, Ramadan a senti qu’elle était triste, probablement à la même pensée. Ni la lune, ni le ciel ne se soucient beaucoup des gens comme eux. Lorsqu'il est parti, la porte de la chambre était désormais en bois, mais elle n'a toujours pas couiné. Alors qu'elle la fermait derrière lui, Adela lui a tendu doucement son mouchoir de femme, comme pour lui donner tout ce qu'elle avait. Ramadan a compris et cela l'a attristé parce qu'elle méritait plus. Tellement plus.

Le jour suivant, il est retourné dans l’allée. Il ne se souvenait pas de la couleur de ses yeux, ils auraient pu être brun verdâtre avec des étincelles jaunes. Mais il les avait trouvés si joyeux, et cela lui suffisait. A minuit dans sa chambre, il a rituellement étalé le mouchoir d'Adela sur son visage, inhalé son parfum et il est prudemment retourné à l'hôtel pour la respirer en personne. Le jour suivant, encore. Chaque fois qu'il partait, il demandait s'ils se reverraient dans l’allée. Ils se reverraient.

Cependant, au début de la semaine suivante, elle n'est pas venue. Ramadan a fait le tour frénétiquement de toute la partie centrale de la ville. Le soir est arrivé, il est passé dans tous les bals et fêtes qui avaient lieu. Dans les restaurants aussi. Il n'a pas remarqué que d'autres aussi regardaient secrètement autour, tous à la recherche d'Adela. Pendant plusieurs jours, il a surveillé qui entrait et sortait de la boutique La Dernière Mode. Il n'y avait aucun signe d'Adela ou de l'investisseur. Quelques jours plus tard, le vieil homme est revenu, cette fois avec une autre belle, qui changeait aussi de robe tous les jours. Ils avaient remplacé Adela. Adela n’était plus là. Et elle ne reviendrait pas. Apparemment, le vieil homme avait découvert le complot et l'avait signalé à ses supérieurs. Il les a rencontrés un soir, lui et la nouvelle, en route vers le Club Militaire, et il a semblé à Ramadan que l'homme avait sourire moqueur. Il n’était pas en colère contre lui, l’homme faisait juste son travail. Il était peiné à l'idée qu'une femme avec la beauté et la profession d'Adela ne puisse appartenir à aucun homme en particulier, encore moins à un homme comme lui.

Ramadan était si misérablement concret qu’il n’était pas possible de l’être plus. Pas possible ? Il leur montrerait ! Il en a fini avec les petites choses et a commencé à voler pour de vrai. Lors de chaque vol, il portait le mouchoir d'Adela avec lui, l’inspirait, et alors seulement il sortait l'énorme porte-clés de dessous sa veste. Il ne volait que des vêtements. Mais pas de toutes les sortes, seulement des robes. Et pas toutes les robes, mais seulement celles qu'elle avait portées avant qu’ils soient vendus dans le magasin. Il essayait de se convaincre en se disant qu'en volant, il punissait les riches pour leur argent et le reste du monde pour Adela. Il suivait les femmes jusqu'à leurs maisons, scrutant la rue, les maisons d'à côté, les poignées de porte, les serrures. Il les épiait, et quand elles allaient à des fêtes et au cinéma avec leur maris, il entrait. Parfois - dans deux ou trois maisons à la suite. Il ne prenait rien d’autre que les robes dont il avait besoin. Bientôt, il les aurait récupérées toutes, jusqu'à la dernière, les aurait mises dans une voiture comme une dot, pour aller la trouver dans une des autres villes où elle pourrait être. Une femme comme Adela ne pouvait pas se cacher, même à Paris. 

               Il gardait les robes dans sa chambre. Au début, il les avait disposées soigneusement sur des cintres dans le placard. Il ne les reniflait pas, ni ne les caressait, il les regardait et regardait simplement toute la nuit, jusqu'à ce qu'il voie les mains d’Adela, éclairées par la lune, sortir de leurs manches légères comme de la fumée. Puis il étalait la dernière robe à l'autre bout du lit, s'allongeait et essayait de dormir. C'est à ce moment-là que la porte d’air de sa chambre s'ouvrait, Adela entrait, faite d'air, et restait entre lui et la robe jusqu'au matin. Lorsque le placard s’est trouvé plein, il a commencé à les enrouler dans une commode. Quand la commode a été pleine, il a étendu un drap par terre. La pile a grandi, il n’est plus resté de place pour mettre un pied dans la chambre.

               Il s'est fait attraper avec la dernière robe, d'une manière assez ridicule, car il ne faisait même plus attention à lui. Il a réussi à échapper au gardien de nuit, a couru vers le quai de la rue Rakovska, mais le gardien s’est mis à crier et il se trouve que deux agents ivres passaient justement par là. Avec son énorme porte-clés et la robe en soie pliée sous son manteau, il ne pouvait en aucun cas cacher la vérité. Et tout d'un coup il a senti que le monde entier lui était devenu infiniment distant. Il est resté de la sorte en détention. Les gardiens de service ont essayé de lui parler, mais il répondait brièvement et fatigué avec une voix étrangère.

               Lors des interrogatoires avec l'enquêteur Angel Slavov, il a tout avoué, comme s'il ne se souciait pas de savoir s'il serait libéré dans une semaine ou condamné à perpétuité. Jusqu'à ce que le gardien de service vienne le troisième jour lui dire qu'il avait un visiteur. Ce n’est pas possible ! Ou... Peut-être qu'elle en a entendu parler par quelqu'un... Non, ce n'est pas possible. Ce doit être quelqu'un de son village. Ce n'était personne de son village. C'était elle. Adela. Et elle n'était pas faite d’air. Et son manteau n’était ni cher ni neuf. Il ne l'avait jamais vue hivernale. Elle se tenait en face de lui, enfouie dans le bleu profond de son manteau, et seuls ses bras croisés à hauteur des poignets et ses mains aux doigts délicats étaient réels. Son visage et ses yeux souriaient comme s'ils étaient sortis d'une autre époque, et Ramadan ne pouvait pas deviner clairement si cette époque appartenait au passé ou à l'avenir.

 

 

 

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