Poèmes
traduits du slovène par Liza Japelj Carone
L'âge mur
Plus jamais de trafic de jeans ou de gomme à mâcher,
de joie quand la ville grise se pare des lumières de Noël, de lait en sachet,
de dessins animés en noir et blanc, d'appels téléphoniques de cabine publique, ni de bonjours dans les salles d'attente.
Finies les fêtes sur la plage
et les chansons doucereuses à la guitare,
les jetons pour les transports en commun,
la file d'attente devant le kiosque à frites,
et les épiceries à l'ancienne.
Finies les gentilles limonadières qui vous offraient à boire à crédit, finis les livrets bancaires et
les excuses que la banque est fermée. Juste beaucoup de plastique partout et le monde comme l'écran éteint d'un Smartphone.
Le Requiem pour Aïlan Kurdi
Son cerveau plein à ras-bord de matières scolaires
en lieu et place de l'éthique,
Ema a fermé les yeux
dans mes bras rassurants pour encore une nuit.
Toi aussi, cher Aïlan, tu les a fermés,
mais toi c'est pour l'éternité, dans le giron d'eau froide.
Tout seul tu t'es endormi pour toujours sur les plages de la Mer Égée,
là où se baignent chaque année trop de touristes européens, qui en rentrant chez eux
ferment leurs portes à double tour devant les intrus.
Que le sable te soit léger, Aïlan,
maintenant tu peux bâtir tous les châteaux en Espagne.
Que Dieu, Allah, Krishna,
Vishnu, Shiva te gardent.
La nouvelle de ta mort a déferlé sur le monde, sur les réseaux sociaux,
sur la presse jaune, rouge et noire.
Des millions sur Facebook ont liké ta mort.
Aïlan, les gardiens des frontières ne lisent pas les écritures saintes, ni les belles lettres,
ni les Fables d'Ésope
ni les contes d'Andersen,
juste les lois, plus froides que l'eau qui t'a déposé sur la plage.
Que l'ange gardien t'accompagne dans l'infini. Repose en paix.
Et que ta mort
dessèche les mains de ceux,
qui lancent le gaz lacrymogène sur tes camarades,
qu'elle se coince dans la gorge des hommes politiques aux dîners de travail
et qu'elle toque sur la conscience des bureaucrates rigides!
Dans le métro
Comme je n'ai pas trouvé de recueil de sous-poésie, j'opte pour un voyage souterrain.
Une voix féminine exhorte les passagers d'être attentifs à leurs bagages
et de dénoncer les mendiants aux agents de service,
car nous avons le droit de voyager civilisé.
Les temps où les gens à Bucarest lisaient dans le métro
au moins des journaux, si ce n'est des livres, sont révolus.
Les passagers sont scotchés à leurs mobiles,
ou alors leur regard est perdu dans le vide.
Les agents de sécurité, tous de noir vêtus et matraque à la taille,
tels des bourreaux guettent les clochards ou autres perturbateurs de la civilisation.
Le grincement de la rame devient insupportable, je sors.
À la sortie, les policiers qui passent jettent un œil mauvais à une vieille sans abri
et lui font savoir que sa journée est terminée.
Elle ramasse ses affaires à la hâte
et laisse tomber une serviette brodée, peut-être un vestige de sa dot
qui devait autrefois orner son récepteur de télévision
ou servir de dessous à une figurine de verre ou de porcelaine.
Or les énormes écrans du métropolitain sont désormais plats
et n'admettent aucun ornement.
Lorsqu'elle s'en essuie les commissures des lèvres après avoir ingéré les restes de nourriture venant des poubelles voisines,
où les madeleines de Proust étaient certes absentes, mais il y a eu sans doute un morceau de gâteau,
elle se souvient de feu son mari.
Je fouille pour trouver la monnaie et m'élance vers la surface.
La Place de l'Université est balayée et vide.
On a enlevé les stands des livres depuis des lustres, car ils ne conféraient pas un air civilisé.
Un temps, les bouquinistes dégourdis ont continué leur commerce par terre,
mais ont été définitivement chassés
en vertu d'un quelconque décret.
Le nouveau millénaire est marqué par l'exil
et moi aussi j'y ai perdu
mon chez moi.
A LA RECHERCHE D'INSPIRATION
Chargé des œuvres complètes du Grand Shakespeare,
je cherche l'inspiration dans un parc stérile d'une métropole de l'est, défiguré de temps en temps par de petits Tsiganes,
rendus infirmes,
afin d'augmenter leur valeur marchande, ou
par des mamies expulsées de chez elles, les petits-fils envolés en Occident
ont oublié d'envoyer l'argent du loyer et du pain,
et d'autres disgrâces de la même eau.
Les pigeons sans gêne survolent ma tête, au-dedans criaillent les moineaux,
le vieillard à ma gauche et moi, synchronisés,
nous retournons sur les jeunes filles à la mise peu couverte,
sur les dandies nouveaux riches en mocassins, le portable à l'épaule,
sur les handicapés sans jambes ou sans bras.
La dose d'inspiration est trop grande, me dis-je, fais plutôt une bonne œuvre,
et je me tourne vers le vieillard pour engager une conversation. Une autosatisfaction incommensurable m'envahit,
je suis le Caritas en personne, j'ouvre ce livre de sagesse ambulant,
et je l'écoute…
Trop de motifs ! Trop d'inspiration !!!
Je ne suis pas en train de cueillir les myrtilles !
La Berceuse
La dame dans l'ascenseur de la Laiterie tricote un nouveau petit gilet, bonnet ou mufles en laine brute,
qui va piquer la peau délicate d'un bambin,
mais le sauvera peut-être d'une mort sous la tente,
de l'intoxication au monoxyde de carbone
causée par un chauffe-eau improvisé, comme le rapportait la jolie dame à la télé, bien coiffée et aux yeux brillants,
celle qui couvre son enfant le soir
avec une couverture matelassée imprimée de nounours. Dors, ma chérie,
ce soir je ne peux te chanter une berceuse, car la gentille dame du récepteur
aux rayonnements nuisibles
collecte de l'argent pour les enfants cancéreux. Dors, ma chérie,
ce soir je ne peux te chanter une berceuse, car à la télé on a montré une dame,
qui elle aussi collecte de l'argent, sous prétexte
des enfants malades. Dors, ma chérie,
ce soir je ne peux te chanter une berceuse, car de nos jours les jeunes filles
ne vont plus chercher de l'eau à la montagne,
et qu'il n'y pousse plus le fléau de Dieu pour la méchante marâtre, c'est là qu'ont trouvé la paix les fées épuisées.
Au bord de la Ljubljanica
Après que l'on m'ait saigné comme aux temps jadis,
je me dirige vers les bords de la Ljubljanica. Chemin faisant je prends un café à emporter, pour la première fois de ma vie,
bien que j'aie acheté mon premier mug portable
il y a bien dix ans à New York.
A l'époque le monde s'est mis à dérailler et pour la première fois à la frontière, comme dans un film de science-fiction, on m'a scanné les yeux.
Assis sous le saule de Trnovo, je sirote mon café.
Dans mon dos j'entends un groupe d'écoliers. Je pense à Ema.
En cours de math, elle apprend les unités de mesure, et moi, je me ratatine et me rétrécis de plus en plus.
Dans la dernière décennie le monde est devenu fou. L'humanité a rattrapé le futurisme.
L'espace d'un instant, j'imagine la personne que je viens d'apercevoir sur l'autre rive les doigts appuyés sur les tempes,
plongée dans une profonde réflexion, cependant il s'avère qu'elle tient le téléphone.
Le Penseur de Rodin, que penserait-il aujourd'hui ?
Je ferme les yeux.
Les trilles des oiseaux sont les mêmes à Central Park,
à Hyde Park ou ici.
Quand je les rouvre, j'observe les rayons,
qui brillent sur la surface de la rivière,
et les branches dansantes des saules pleureurs.
Le vent m'ébouriffe les cheveux,
je tombe dans le lyrisme, je me sens
comme dans une émission littéraire. Comme ce monde peut être beau !