À la recherche de ma photo

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À la recherche de ma photo

 

Enfermée dans ma chambre le long de la période de confinement, j’ai connu la mort, je l’ai apprivoisée, je l’ai caressée et je l’ai séduite. Transformée en un grand tombeau, ma chambre semblait se rétrécir pour devenir aussi étroite que mon corps. Semblable à un siècle d’attente, un long temps s’était écoulé et me voilà m’apprêtant à sortir de la maison. Je porte mes habits et je contemple mon visage fatigué et enlaidi dans le miroir partiellement brisé accroché sous la carte du monde collée sur le mur de ma chambre à coucher. Suite à des années d’enfermement, je me retrouve seule dans les rues de Beyrouth où la possibilité d’une nouvelle rencontre m’incite à continuer le chemin. Il est Samedi matin, enfin j’en suis parfaitement consciente. Ayant vécu comme une prisonnière, il m’arrivait de perdre la notion du temps tellement les journées se ressemblaient. J’avais souvent l’impression de ne plus savoir quel jour il était. Mais, à présent, je suis ravie de me rendre compte que c’est le début du Week-end, dont j’avais l’habitude de profiter pour me détendre suite à cinq jours de travail.  

Me voilà dehors ! Je décide de savourer la vie qui semble tellement précieuse suite à la fin de cette épidémie fatale. À l’instar d’un Phoenix renaissant de ses cendres, d’un Adonis en convalescence, la ville respire de nouveau. Je respire avec elle, mes poumons sont ses cafés, mon cœur bat au rythme du mouvement de ses passants et ma chevelure s’envole librement au sein de sa brise printanière. Beyrouth hurle face à l’apocalypse, se révolte contre le passage du temps, se maquille de mille couleurs, revêt tous les costumes du monde, se réjouit de sa liberté. Elle finit par redevenir elle-même après avoir été le miroir de la mort. Elle rêve d’une nouvelle existence, de nouvelles ailes, d’un merveilleux avenir. Je partage avec elle sa révolte face à la fragilité de la condition humaine. Chacun de mes pas sur le trottoir semble me mener vers un destin nouveau, je me réjouis infiniment de chaque détail de la vie. Les rayons solaires sur ma peau, l’air que j’inspire, le mouvement des passants et des voitures dans la rue, tout m’excite et me fascine. Le monde entier me semble miraculeux et parfaitement unique. Assoiffée de beauté, de culture, de nouveautés, je me laisse entraînée par le rythme de l’espace citadin.     

Après avoir longtemps flâné, j’entre par la porte d’une salle réservée à une exposition picturale où un jeune peintre présente son œuvre. Je contemple les toiles qui semblent refléter un songe enfoui au fond d’un monde lointain. Leurs couleurs claires, brillantes, pleines de vie insufflent en moi un nouvel oxygène, celui du monde de la beauté. Je me souviens alors qu’auparavant je me laissais charmer par les merveilles de l’art, m’envoutant par la magie des créations esthétiques.

Après avoir admiré les différentes œuvres artistiques représentant chacune une partie d’un visage camouflé, je me repose pour quelques minutes sur un canapé. Je me lève par la suite pour poser un regard plus approfondi sur les tableaux où apparaissent les organes multiples d’une figure. Un œil noir au sein d’un brouillard blanc. Un nez entouré par des formes semblables à des tulipes rouges. Une chevelure brune se confondant à des algues vertes. Un front reproduit sur un fond bleu ciel. Des lèvres frôlant des cercles oranges. Des sourcils tracés auprès de lunettes au sein d’un contexte flou. Je me rends compte que chacune de ces toiles est consacrée à une partie d’un visage inconnu dont les traits sont vaguement dessinés au sein d’un amalgame de couleurs et de lumières. En me dirigeant vers un coin de la salle, je finis par trouver le portrait qui a inspiré tous ces tableaux. À ma grande surprise, je constate qu’il est le mien. Je m’exclame, je m’ébahis, je pousse un cri de surprise. Me voilà face à mon visage tellement radieux. À l’instar de Narcisse, je contemple ce tableau où mon portrait rayonne. Je me réjouis d’admirer mon visage qui reflète la vivacité et le bonheur. Je ne me rappelle pas avoir posé devant cet artiste que je ne connais même pas. Mon regard interrogateur finit par se poser sur le peintre, à la longue taille élancée, en train de parler en gesticulant à deux femmes hors de la salle de l’exposition. Je me hâte de me diriger vers lui pour découvrir le secret de ce tableau. En ouvrant la porte de la salle, je me trouve en face-à-face avec l’artiste qui me regarde avec étonnement.

« C’est donc toi ! L’inconnue magique ! s’écrie-t-il.

-Que voulez-vous dire ? demandé-je. 

-C’est une longue histoire.

-Raconte-moi le récit de mon portait.

-En fait, un jour, il y’a longtemps, un photographe m’a accueilli dans son atelier pour me prendre une photo de passeport. C’est là que j’ai trouvé la merveilleuse œuvre photographique qui a inspiré mes créations artistiques. Comme ni moi ni le photographe ne te connaissions pas, je lui ai dit qu’il s’agit du portrait de l’inconnue magique.

-Et comment ce photographe a-t-il pris ma photo sans me connaître ?

-En fait, il t’a photographiée sans que tu t’en rendes compte. En secret.

-Ah ! J’ai compris.

-Je ne me rappelle plus exactement l’endroit où cette photo a été prise. Il m’avait parlé d’un jardin public ou d’un café en ville. J’ai emprunté de lui cette œuvre photographique que je lui ai rendu après avoir terminé de peindre toutes ces toiles.

-Peux-tu me fournir son numéro de téléphone ?

-Je ne l’ai pas. Cet homme se balade généralement dans la rue Hamra, au jardin Sanaieh, au Centre-ville. Surnommé Abou El-Aïn, Il est un habitué d’un café situé au bout de la rue, me dit-il en m’indiquant d’un geste de la main l’endroit fréquenté par le photographe.

-À quoi ressemble-t-il ?

-Vieux, il a une longue barbe grise, deux grands yeux noirs et un grain de beauté sur son nez crochu.

Après voir remercié le jeune peintre, je continue à flâner dans les rues de la capitale en quête de ma photo qui se rattache dans ma mémoire à mon mode de vie d’avant le confinement, ce paradis perdu que je tente reconquérir. En marchant vers le café dont l’artiste vient de me parler, je me souviens du poste de pigiste que j’occupais avant mon enfermement. J’avais perdu mon travail suite à la fermeture de la revue où j’écrivais. Toutefois, tout en me baladant, les mots, les phrases, les paragraphes, les idées, le chapeau de l’article me reviennent à l’esprit. L’écriture était ma vie, la passion qui faisait vibrer mon cœur et exciter mon imagination. Que ce soit mes dialogues avec mes amis ou mes rencontres fortuites, tout m’inspirait auparavant. Chaque article rédigé ouvrait la porte à une existence nouvelle, à d’intéressants horizons intellectuels et à une réflexion libre.  

En arrivant au café fréquenté par Abou El-Aïn, je m’aperçois des mains d’un jeune homme tapant sur son ordinateur. Longs et blancs, les doigts du jeune homme m’excitent. Comme mon regard croise celui de l’inconnu, je me rappelle la sensualité qui faisait partie de ma vie avant ce long confinement. Je finis par me rendre compte que je ne pense plus à la sexualité, car je suis hantée par la mort. Ce confinement a fait de moi une femme morte. Plongé le long de plusieurs mois dans une profonde léthargie, mon corps se libère à présent de ses chaînes lugubres. Profondément troublée, je me révolte contre le confinement qui a écrasé ma féminité. Je sens alors l’envie de me faire belle, de peigner ma chevelure, d’épiler mes jambes et de porter une robe serrée. Je veux reprendre toutes ces habitudes que j’avais perdu le long de cette longue période de solitude.

Comme mes lèvres tremblent, mes cils palpitent, mon cœur bat, je marche rapidement sur le trottoir pour refouler cette résurrection soudaine de mon désir déclenchée par la présence de cet étranger. Soudain, ne pouvant plus résister à la tentation, je cesse d’avancer pour revenir sur mes pas à la recherche de l’inconnu aux longs doigts blancs que je ne retrouve plus dans le café. Comme il a disparu, je m’installe sur sa chaise. Je commande une tasse de chocolat chaud que je sirote calmement. Je tente de retrouver le visage d’Abou El-Aïn, mais je ne vois que deux femmes assises l’une en face de l’autre, plongées dans la lecture de deux journaux.  Je pose un regard indifférent sur le théâtre fermé juste en face de moi. Ça fait très longtemps que je n’ai pas assisté à une pièce. Le monde de la fiction dramatique m’attirait, me menant vers une découverte de plusieurs possibilités de soi. Chaque œuvre théâtrale me transportait vers un autre monde, m’incitant à me poser des questions sur la situation politique, le statut de la femme, l’athéisme et l’absurdité de l’existence. Chaque parole prononcée par un acteur, chaque dialogue, chaque monologue, chaque mouvement, chaque pas de danse sont restés ancrés dans mon imagination, à l’instar d’un rêve évanoui.

A la recherche de mes souvenirs, je quitte le café pour m’approcher du théâtre clos. C’est là que j’ai perdu mon copain Michel. C’est là que notre histoire d’amour s’était terminée. Les larmes aux yeux, je pose mes mains sur la porte fermée que je ne parviens pas à ouvrir. Toutefois, ce sont les portes de mon passé qui s’ouvrent. Je me sens troublée de me souvenir de la nuit de notre séparation, qui fut celle du choc de retrouver mon copain au théâtre en compagnie de ma rivale lors de la présentation de la pièce « La fin d’une passion ». 

Le visage de Jean-Luc que j’avais rencontré en cette nuit décevante après avoir quitté le théâtre me revient à l’esprit. J’étais en train fumer pour me calmer au Centre-ville, quand un homme s’était approché de moi en me demandant si j’avais un briquet. Je lui avais allumé sa cigarette. On avait entamé une longue conversation sur le musée souterrain installé sous l’église Saint-Georges. Comme il était très cultivé, Jean-Luc m’avait fourni des informations très intéressantes concernant les vestiges archéologiques de ce site touristique. J’étais très contente de lui parler et à un certain moment je me suis sentie envahie par le désir de le toucher. Il frôla tendrement ma chevelure, mes cils palpitèrent, mes joues s’empourprèrent et mon cœur s’était mis à battre.

On avait passé ensemble une nuit unique qui avait effacé de ma mémoire la douleur de ma séparation avec Michel. J’avais découvert dans ses bras l’harmonie sexuelle qui manquait à ma longue relation qui venait de se terminer. Oui, l’harmonie sexuelle, cette condition indispensable à toute union réussie entre homme et femme. Je jouissais d’un sentiment de sécurité avec mon ex-copain qui était parvenu à me satisfaire au niveau affectif et intellectuel. Mais, je me demandais souvent si je jouissais vraiment avec lui. Comme il était le premier homme dans ma vie, je n’avais pas eu l’occasion de le comparer à d’autres partenaires. Mais, suite à ma nuit de passion passée avec Jean-Luc, j’avais fait une découverte plus approfondie de mon corps. Ce fut comme une nouvelle naissance de soi au sein de la ferveur érotique.   

Quelques jours plus tard, le virus Corona s’était propagé dans le pays, je me suis enfermée dans ma chambre. Petit à petit, le désir avait cédé la place à la mort dans mon imagination. Me voilà à présent face à ce théâtre qui a été l’espace d’un grand changement dans ma vie. J’eus les larmes aux yeux. Est-ce à cause du bonheur ou de la tristesse ? Les deux en fait, le malheur de la rupture affective et le bonheur de l’épanouissement sexuel m’émeuvent.

Comme je m’aperçois de mon reflet dans la porte en verre du théâtre, la peinture de mon portrait me revient à l’esprit. Alors que je me rappelle des toiles représentant un nez, un œil, un front, des lèvres, des pas se font entendre derrière mois, je me retourne subitement pour trouver un homme barbu se diriger d’un pas lent vers un restaurant. En m’approchant discrètement de lui, je ne retrouve aucun point de beauté sur son nez. Contrairement à ce que j’ai pensé, il n’est pas Abou El-Aïn. Je me demande alors comment trouver cet inconnu qui avait pris ma photo. Je continue à errer dans les rues de Hamra pour me retrouver face à un hôtel. C’est là que j’avais couvert un événement très important « Ecrire Beyrouth en plusieurs langues ». Des écrivains Chinois, Américains, Français, Japonais, Irakiens se sont rencontrés dans ce milieu afin de rédiger des textes sur Beyrouth. Après avoir achevé mes entrevues avec certains d’entre eux, j’avais écrit un article riche par sa multiplicité culturelle. Cet événement m’avait permis de découvrir la capitale de mon pays de nouveau à partir du point de vue des étrangers. Ce fut une expérience merveilleuse ! Mais à présent, cet hôtel, qui rayonnait jadis, plonge dans le silence. Le bruit des touristes cède la place au miaulement d’un chat solitaire auprès d’un sac d’ordure déposé dans la rue.  

Où est Abou el-Ain ? Cette question que je me pose me tourmente, alors que je regarde mon ombre s’étaler sur le trottoir à l’instar d’un double. J’ai très envie de m’approprier ma photo, de contempler mon visage serein qui resplendissait avant le confinement. Je veux faire la connaissance de cet homme étrange qui m’avait photographiée à mon insu. Pourquoi l’avait-il fait ? Je l’ignorais. Je continue donc à flâner dans les ruelles Beyrouthines afin de forger de nouveau ma personnalité dévastée grâce aux souvenirs d’un temps révolu. Cette quête de soi aboutira-t-elle à un résultat satisfaisant ? Une goutte d’eau tombe sur mon nez. C’est étrange ! Est-il possible qu’il pleuve en cette journée printanière ? Je regarde vers le haut pour m’apercevoir qu’une femme est train de suspendre ses draps humides au balcon.    

Comme je continue à me balader, je finis par me retrouver de nouveau en face du café dont Abou El-Aïn est l’habitué. Je m’aperçois de la présence d’un homme qui ressemble physiquement au photographe mystérieux tel que le peintre me l’a décrit. En m’approchant de lui, je retrouve un grain de beauté sur son nez. Je lui demande alors :

-C’est toi, Abou El-Aïn ?

-Oui, qui es-tu ? L’inconnue magique !

-Oui, en effet. Je suis très heureuse de te retrouver ! Mon portait inspiré par ta photo m’a extrêmement charmée, me rappelant ma vie avant le confinement.

-Assieds-toi sur cette chaise.

-D’accord.

-Je me permets souvent de prendre secrètement les photos des femmes. Certaines se mettent en colère, d’autres en rient. Mais dans la majorité des cas, elles ne s’en aperçoivent pas.

-Tu ne prends que des photos de femmes ?

-Oui, je m’y suis habitué depuis mon adolescence, quand j’avais pris la photo d’une jeune fille dont j’étais épris sans qu’elle s’en aperçoive. C’est ainsi que j’ai commencé à prendre les photos des femmes d’une façon clandestine.

-Où est ma belle photo ? Peux-tu me la donner ?

-En fait, je ne l’ai plus. Mes deux amies Zaynab et Marwa ont revendiqué la possession de cette œuvre photographique. Suite à une longue dispute, elles l’avaient déchirées en deux morceaux. Chacune d’elles avait ainsi emporté une partie de la photo avec elle en voyage.

-Dans quels pays se trouvent-elles ?

-Zainab est au Viêt-Nam, alors que Marwa vit en Chilie…

C’est ainsi que suite à cette conversation avec Abou El-Aïn, je me dirige vers une agence de voyage pour y réserver une place dans un avion se dirigeant vers le Viêt-Nam, heureuse de continuer la reconstruction du puzzle de ma vie hors des frontières de mon pays.      

 

 

 

 

                 

 

            

 

 

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