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Autobiographie d’un alcoolique lucide

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Traduit de l’arabe par Ali Bader

Dans une rue en pente, Nawras habitait une petite chambre dans un vieil immeuble humide, au cœur de Sarouja. Les fenêtres donnaient sur un mur décrépit, couvert de feuilles mortes et de souvenirs mouillés. Rien n’indiquait qu’un homme vivait là… sauf si l’on regardait les coins où s’entassaient les bouteilles d’arak vides, les disques de vieux jazz et les livres qu’on ne lisait pas, mais qu’on touchait comme on touche des corps.

Nawras était concepteur de couvertures de livres. En vérité, il ne les dessinait pas : il y déposait des fragments de ses rêves, de ses visions, parfois de ses cauchemars. Les éditeurs l’aimaient parce qu’ils ne le comprenaient pas, et les écrivains l’aimaient parce qu’ils voyaient dans son désordre le reflet de leurs propres conflits intérieurs.

Une nuit, alors qu’il travaillait sur la couverture d’un roman intitulé L’Oubli, il entendit un bruit qu’il n’avait jamais entendu. Un son venu de derrière le mur, semblable au grincement d’une porte rouillée qui s’ouvrirait dans sa mémoire, suivi d’un murmure de femme :
— Te souviens-tu encore de moi, Nawras ?

Il frissonna. Il n’y avait pourtant personne dans la maison arabe.

Un matin sans matin, il s’éveilla à une odeur qui ne semblait pas appartenir à ce siècle : un parfum lourd, mêlant rose brûlée et musc enfoui dans le bois. Il ouvrit les yeux : il n’était plus dans sa chambre, mais sous un plafond voûté traversé d’une lumière douce, comme celle d’une lampe à huile. Il se trouvait au Khan Asaad Pacha, sans savoir comment il y était arrivé. Autour de lui, des gens vêtus à la mode du XIXe siècle criaient :
— « Tissus d’Alep ! »
— « Musc de l’Inde ! »
— « Livres interdits d’Al-Azhar ! »

Il marcha parmi eux, sans sentir son corps, comme une ombre errant dans un temps qui n’était pas le sien. Soudain, il vit une toile accrochée à l’entrée du khan — une toile qu’il avait peinte une semaine plus tôt pour la couverture d’un roman intitulé L’Errance. Mais ici, elle n’était pas imprimée : c’était l’originale, peinte sur une toile rugueuse, signée d’un nom ancien : B. Sabbagh, 1867.

Les gens s’attroupèrent, murmurant : « Voilà l’artiste dont parlent les légendes… celui qui revient du futur. » Nawras voulut parler, expliquer, rire, se réveiller — mais aucun son ne sortit. Et de nouveau, il entendit ce même murmure féminin :
— Tu te souviens encore de moi, Nawras ? Tu m’as peinte, mais tu ne m’as pas nommée.

Dans un monde où les noms ne naissent que lorsqu’on les appelle avec désir, Nawras resta au bord de la phrase, agitant un pinceau trempé d’absence. Il savait qu’elle était là — être formé de rêve et de marge, fixant le blanc entre les mots. Il ne voulait pas la nommer, non par ignorance, mais par peur d’achever la création : peur qu’elle prenne vie, qu’elle le regarde de ses yeux qu’il n’avait pas encore peints, et qu’elle lui demande :
— Pourquoi m’as-tu laissée inachevée ?

Mais un soir sans date, alors que l’encre s’écoulait de son cœur au lieu de sa plume, il cria son nom sans le vouloir, comme on libère un secret longtemps porté :
— Azoura !

Le nom heurta le vide, et le monde trembla. Les miroirs se brisèrent, les pages respirèrent pour la première fois. Azoura… pas seulement un nom, mais la dispersion d’un nuage oublié de pleuvoir, la lumière de la lune lorsqu’elle passe à travers toi et décide d’y demeurer. Elle n’était pas un personnage de roman, elle était le roman lui-même, honteux de commencer sans elle. Et maintenant qu’elle avait un nom… se contenterait-elle de son nom, ou fallait-il poursuivre l’écriture ?

Dans un coin sombre de la taverne « Abu George », Nawras ne peignait pas — il « invoquait », disait-il à qui lui demandait ce qu’il faisait de ses couleurs. La taverne n’était pas un lieu, mais un être vivant respirant les souffles des passants. Les murs penchaient légèrement, comme ivres en permanence, et les lumières palpitaient au rythme d’un cœur brisé.

Il s’asseyait toujours à la même table, la première près de la porte, celle qui ne fermait jamais, sauf durant la pandémie. Devant lui, un verre de vin intact, une toile blanche intouchée. Il ne peignait pas — il regardait, comme si la toile devait comprendre seule ce qu’il attendait d’elle.

Une nuit, entre deux soupirs d’une flûte triste émanant d’une vieille radio, il entendit son nom. Mais la voix ne venait pas d’une bouche — elle venait d’une couleur. Une couleur absente de sa palette. Une cinquième couleur : ni rouge, ni bleu, ni rien de perceptible.
— Nawras, cesse d’ignorer… Azoura t’attend.

Le temps s’arrêta, le verre tomba sans se briser. La taverne se figea. Même Abu George, bavard depuis trente ans, resta muet, statue de sel.

Azoura ? Ce nom qu’il avait rêvé une fois puis renié vingt fois. La fille que personne n’avait enfantée, qu’il avait imaginée un matin sans sommeil, et laissée sans visage ni nom. Il contempla la toile : vide. Puis soudain, les couleurs jaillirent des coins, voyageant vers lui depuis un autre monde. Son ombre apparut : Azoura. Mais ses traits étaient incomplets, comme si elle avait besoin de lui pour se parfaire — ou pour le parfaire.

Oui, continue… le roman respire, Azoura revient. Laisse le réel se fendre, les couleurs avaler Nawras, la taverne devenir portail, Abu George gardien d’un seuil que seuls comprennent ceux qui ont perdu leur nom sur une toile. Écris, laisse l’encre se mêler au vin, la toile engloutir le peintre. Découvrons : qui peint l’autre ? Nawras peint-il Azoura ? Ou Azoura peint-elle Nawras ? Peut-être ne sont-ils qu’une idée rêvant d’elle-même dans un esprit déserté.

— Et la nuit continua ainsi, entre rêve, peinture et ivresse — jusqu’à ce que Damas s’endorme dans la lumière trouble de ses propres souvenirs.

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