Du bon côté de la mer

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Du bon côté de la mer

 

(Du côté du soleil levant et du soleil couchant)

 

 

Traduit du bulgare par Velina Minkoff

 

 Chaque matin, sur la côte bulgare de la mer Noire, un homme s'assied sur le sable pour accueillir le lever du soleil. Juste de l’autre côté, sur la côte géorgienne, chaque soir un autre homme s'assied sur le sable pour saluer le coucher du soleil. Chacun ignore l'existence de l'autre. Tous deux n'aiment pas leur vie - pour à peu près les mêmes raisons. Tous deux se réfugient dans des rêves inspirés par le cycle solaire. Et tous deux, en pensée, voyagent vers chez eux - à l'endroit qu'ils considèrent comme leur patrie. Mais avec cela les similitudes entre eux s’épuisent. Ce qui les relie en fait les sépare.

     Tôt le matin. Un jeune homme effectue d'étranges exercices physiques sur la plage déserte de Bourgas. Sa tenue consiste en un pantacourt de cuir, grossièrement cousu. Un gros bâton est planté dans le sable, sur lequel flotte une touffe de longs cheveux noirs, un croisement entre un scalp et une queue de cheval. Ses mouvements se composent d'une reconstruction minutieuse de l'art martial des anciens Bulgares, connu aussi sous le nom de Bou Vei - perdu au cours des siècles d'esclavage et de nihilisme, pour refaire surface sur la crête de la vague ethno, qui a déferlé sur la Bulgarie après son adhésion historique à l'UE, et qui reste toujours aussi puissante.

     Le jeune homme en a maîtrisé les anciennes pratiques pendant ses vacances d'été dans un des camps d'entraînement où sont enseignés les anciens arts martiaux bulgares. Leur reconstruction repose en partie sur des analogies avec les arts martiaux de l'Orient, en partie sur des informations tirées des chroniques médiévales, mais surtout sur l'intuition et l'enthousiasme des adeptes des glorieux ancêtres. Les plus initiés d'entre eux sont particulièrement émerveillés par une authentique miniature de la Ménologie de l'empereur byzantin Basile II, conservée aujourd'hui à la bibliothèque du Vatican. Elle représente un guerrier protobulgare appliquant une clé de lutte typique à son adversaire - un chrétien, orné de l'auréole du martyre.

    Il est un peu avant 7 heures du matin. Le soleil sort majestueusement de l'étendue plane de la mer Noire, la brise chasse les dernières traces d'hydrocarbures des émissions nocturnes flottant dans l'air de la raffinerie de pétrole Neftochim. Le jeune homme, qui se balade dans la vie ordinaire sous le nom d’Ivan, s'assied sur le sable frais, fait face au lever du soleil et se plonge dans la méditation. Il est maintenant Korasté - le nom par lequel il s'unie aux esprits des grands aïeux. Tout nom bulgare ancestral doit porter la consonne r - source de virilité et de force. Krum, Kubrat, Isperih, Omurtag, Tervel. Si elle apparaît deux fois, encore mieux - Krakra. Cependant, il y a déjà deux Krakras dans le groupe, et Bagatura Kormisosh, leur chef, lui a ordonné de choisir un autre nom. Le problème avec les noms authentiques protobulgares est qu'il n’y en a pas assez. À peine une douzaine ont traversé les ténèbres de l'Antiquité et la demande est beaucoup plus forte. Il faut en inventer de nouveaux, ce qui exige une intuition philologique raffinée. Il ferme les yeux et farfouille des petits morceaux de papier dans un chapeau de fourrure. Il tire le nom digne et sonore de Korasté. 

     Que ta volonté soit faite, oh, Tangra !

    Le disque rouge se lève doucement sur l'horizon. La surface de l'eau scintille, ainsi que les souvenirs de la grandeur passée, nettoyés de la rouille du temps et de l'oubli, des taches de l'échec, de la trahison, de l'injustice historique et du pitoyable présent. Une larme chaude coule sur la joue poilue du jeune guerrier. Là-bas, quelque part, au-delà de la mer, dans la steppe entre le Dniepr et le Caucase, se trouve l'ancienne Grande Bulgarie. L'ancienne capitale de Phanagoria se dresse fièrement sur la côte de la péninsule de Taman : des queues de cheval flottent dans la brise, d'innombrables troupeaux de chevaux paissent autour de yourtes blanches, les enfants apprennent l'équitation et le tir à l'arc. Dans le palais, Kanasubigi Kubrat reçoit les messagers de l'empereur byzantin, qui lui a donné le titre de "frère" et l'a comblé de cadeaux. Puis, un peu plus au nord, entre la Volga et l'Oural se trouve le khanat bulgare de la Volga - l'État du brave Kotrag, une terre de villes riches et bénies, dont le peuple conserve aujourd'hui encore ses racines protobulgares. Mais son esprit continue de voler, encore plus à l'est, au-dessus de la mer Caspienne et du Khwarezm, et voilà à distance on aperçoit la crête enneigée du mythique mont Imeon. Urheimat ! La patrie préhistorique ! Le royaume des Balkh, décrit dans le Mahabharata. La Bactriane, dure comme la pierre ! Alexandre le Grand épouse la princesse bulgare Roxana, pour éviter de combattre sa cavalerie invincible. Roxana est la plus belle femme de tous les temps – la belle Hélène de Troie peut aller se rhabiller ! Dans les vallées de l'Hindu Kush, on dit encore "beau comme un Bulgare". Ils ont même conservé la racine kusht, le mot bulgare pour "maison" – kushta.

    Il est presque 8 heures du matin. Plusieurs Indo-Européens basanés s'approchent du bout de la plage, traînant des sacs en plastique noir et portant des gilets orange marqués "Propreté". Surpris, Korasté regarde sa montre, puis saute sur ses pieds. Il se change à la hâte, glissant le pantalon protobulgare dans son sac à dos (le pantalon est aussi une invention bulgare, au cas où vous ne le sauriez pas, tout comme le pastirma, l'ayran, l'épée, la selle et autres réalisations du progrès comme icelles !), enfourche la bruyante Vespa, qu’il avait pu sortir du panier de consommation et se précipite au travail. A 8h25 exactement, il pile devant l'entrée arrière du BILLA de Bourgas. Il check son nom sur la liste et quelques minutes plus tard, on le voit se diriger vers le comptoir de la charcuterie, vêtu d'une chemise d'uniforme et d'un tablier sur lequel se balance un badge – Ivan.

    "Ivaaan", le directeur de la section des plats tout prêts l'interpelle bruyamment. "Ne coupe pas le pastirma en morceaux aussi épais, nous avons reçu une plainte l'autre jour ! C'est clair ?"

     Pendant ce temps, le soleil fait imperturbablement sa ronde, comme il l'a fait des millions de fois, bien avant que des queues de cheval ne commencent à flotter sur les rives de la mer Noire. Un peu après 18 heures, lorsque Korasté se débarrasse lentement d’Ivan et se prépare à descendre sa première bière, de l'autre côté de la mer, dans l'ancienne terre d'Iberia, un fringant Géorgien, du même âge, s'assied sur la plage près de Poti pour voir l'orbe rouge qui s'apprête à plonger dans les ténèbres.

     Les silhouettes menaçantes des croiseurs et des frégates de la flotte russe de la mer Noire se dessinent au coucher du soleil, patrouillant devant la côte géorgienne après les dernières escarmouches entre l'ancien empire et la fière république du Caucase. Mais aucun navire de guerre ne peut freiner la fuite de l’esprit de Merab Gamkrelidze vers l'ouest. Contrairement à leurs anciens voisins les Bulgares, ses ancêtres à lui n'ont jamais quitté leur patrie préhistorique bénie. Ils sont restés assis là, enfermés dans des vallées fertiles, aussi longtemps qu'ils pouvaient s'en souvenir ! Et pourtant, une pensée traîtresse s'insinue en lui - s'ils avaient bougé leurs fesses à l'époque, nous aurions pu être de l'autre côté de la mer maintenant... Les couchers de soleil là-bas ne sont peut-être pas aussi beaux, mais, comme nous le savons, ils ont l'UE et l'OTAN, et les canonnières russes ne peuvent même pas s'aventurer à proximité. En plus, les agriculteurs reçoivent des subventions, et les routes sont en bien meilleur état. Le taux de chômage y est inférieur au minimum sanitaire. Le crédit à la consommation est facile à obtenir. Il est encore plus facile à dépenser; toutes les grandes chaînes de supermarchés y ont déjà débarqué - de BILLA à Carrefour et Tesco - rendant ainsi largement disponibles des biens et des services standardisés au niveau mondial. Mais le plus important, c'est que les gens peuvent voyager librement. Ça, tu vois, ça vaut tous les BILLA empilés ! Avec rien d'autre qu'une simple carte d'identité, tu peux parcourir toute l'Europe. Merab soupire, l'esprit cahotant déjà dans le bus pour Vienne. Il visite le musée Sigmund Freud, mange des wurst sur le Graben et écoute des musiciens de rue. De Vienne, en route pour Rome via Venise. Il prend une gondole-taxi, serre la main du pape et fait le tour du Colisée. Puis, il embarque sur un vol WizzAir à destination de Paris pour le prix d'un billet de train de Tbilissi à Poti. Paris ! La capitale de la culture: Beaubourg, le Louvre, l'Opéra, la Sorbonne (où Merab Mamardashvili lui-même a donné des conférences !), le Quartier Latin, Montmartre... Une larme chaude coule sur la joue du jeune Djigit. C'est à cette tradition que lui et son peuple appartiennent, et non à la steppe sauvage d'Asie. C'est sa patrie spirituelle ! Ensuite, s'il s'envole pour Londres, Berlin ou Amsterdam, cela a peu d'importance.

    Merab est chez lui.

     Le soleil a déjà sombré dans la mer. Il ne reste que les petites lumières des navires russes. Elles tracent l'horizon comme des guirlandes de Noël, lui rappelant les limites de la réalité physique qu'il est contraint d'habiter. Il se lève en colère, tourne le dos à la mer et chevauche sa moto IZh-2 de l'époque soviétique. Il a 200 devoirs à corriger à la maison, intitulés "La grandeur du peuple géorgien à travers les yeux de Shota Rustaveli". Il doit les terminer avant l'aube. Les portes de l'Europe commencent à se fermer, lentement, mais sans relâche. Jusqu'au prochain coucher de soleil.

 

 

 

 

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