Poème sur l’Ukraine

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Poème sur l’Ukraine

 

Pour Anna Akhmatova

 

Traduit par Maité Griasse 

 

Dans les tempêtes de cet hiver…

Une femme qui te ressemble passe devant ma fenêtre, son chien en laisse

Un air de Tchaïkovski s’élève

Dans son long manteau elle se fige soudain, telle une statue d’une épopée sans héros…

En 1889, je ne suis pas né ici

Avant, je n’avais rien d’ukrainien

Et je ne suis pas exactement d’Odessa,

Je suis né là-bas sous un soleil qui parle une seule langue, un soleil qui serre les saisons dans ses mains de fer…

Là où sont engendrées les guerres, là où poussent les herbes du désespoir

Puis le ciel a déchiré ses vêtements, un à un

Ses joues griffées par les ongles de la peur.

Avant de rencontrer les foulards de tes poèmes

Déployés sur les bateaux d’Odessa et sur les navires tristes,

Je disais :

« Seuls les grands poètes écrivent de la poésie sincère »

Akhmatova, les poétesses là-bas sont insolentes

En général, sans cœur

Et sans poèmes, d’ailleurs

Le chahut de leurs bavardages m’agace

Et si je lance à l’une d’entre elles une rose violette

Elle se fane dans le lointain

Ou se transforme en chauves-souris d’argile…

Bagdad m’a vu naître

Bagdad, qu’Houlagou a oubliée en 1258

À la merci des Bouyides

Des Seldjoukides

Des Safavides

Des Ottomans

Des rois

Des présidents

À la merci de la Grande-Bretagne

À la merci des Américains et des avions

Bagdad qu’Houlagou a oubliée

M’abandonne aussi à ce moment précis…

Mes mains sont suspendues dans l’air froid

Ma tête, sous un ciel gris

Mes pieds s’enracinent sur des trottoirs blancs

Je me parle

De poèmes qui ne sont pas encore nés sous ce ciel

Du néant et de l’existence

De l’être humain et sa destinée

Et d’autres choses encore

Une femme qui te ressemble se tient dans le tournant

Elle me sourit

Son chien m’aboie dessus comme sur un étranger...

Enveloppée de son long manteau, elle se fige dans la pénombre de la rue,

Telle une statue d’une épopée sans héros

Dans le parc Chevtchenko

Sous les branches nues des arbres

J’allume ma cigarette et dessine avec sa fumée des cités de poussière et des peuples légendaires

Tout à coup, un étrange oiseau affolé s’enfuit dans le vide

Et dans le tournant, de l’autre côté de la route

Un vol de mouettes

Près des navires mélancoliques,

Dans la solitude de ce monde et l’épaisseur de l’existence

Naissent les poèmes sans pitrerie

Sans éclats de rire

Comme quand quelqu’un passe d’un pas pressé dans l’obscurité

Et disparait derrière un camion immobilisé

Je ne suis pas seul à Kiev

Je ne suis pas seul à Kharkov

Je ne suis pas seul à Odessa

À côté de moi sont tombées les chaussures d’une femme qui trébuche dans l’épaisse couche de neige,

À mes côtés aussi, des souvenirs lumineux

Creusent leur vieux puits ce soir,

Les gens vivent entourés de coussins de douleur

Même une chanson n’amortit rien

Le fracas des navires dans le port non plus,

À côté de moi et derrière aussi, les chiens de mes années aboient et leurs chats noirs miaulent

Tel est le destin de l’étranger

Tels sont les pièges des ténèbres

Lorsqu’un homme décide de consacrer sa vie à la poésie

Et avance avec dignité vers le cœur du péché.

 

 

Khalid Mutlaq est un écrivain et poète irakien bien connu, né en 1963 à Bagdad. Il vit actuellement à Abou Dhabi. Dans nombre de ses ouvrages, il traite de l’art et du monde féminin. Parmi les titres récents, l’on peut citer : Le Sac à main – Une Histoire de la séduction, Fissures de la beauté féminine – Femme dans la ville, art et architecture et La Ville de Kawoosh (traduction non officielle des titres publiés en arabe). Il a travaillé pour plusieurs journaux et magazines, par exemple comme rédacteur en chef de la section culture du journal Al-Jumhuriya et directeur du comité de rédaction d’Asfar, un magazine littéraire trimestriel dans les années quatre-vingt. Bien qu’il n’ait pas encore publié de recueil de poésie, ses poèmes peuvent être lus dans des magazines, des revues et des plateformes en ligne.

 

Maïté Graisse est née en Bolivie en 1990 et a grandi dans les Ardennes belges. Sa passion pour les langues et les livres l’a poussée vers la traduction. Après une année passée au Caire, elle a étudié l’arabe et anglais à l’ISTI. Traductrice indépendante pour plusieurs centres et festivals culturels, artistiques et littéraires,  elle exerce son métier de traductrice,  Le Musicien des nuages d’Ali Bader,  et Vestiges d’Al-Birwah de Mahmoud Darwich sont quelques exemples récents. Elle habite actuellement à Bruxelles.

 

 

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