L’enfer de l’amour au Viêt-Nam
Ce sont les livres, les films et les chansons qui ont formé l’image du Viêt-Nam ancrée dans mon esprit. Des mots, des scènes et des notes musicales ont nourri mon imagination d’une Hanoï tout à fait subjective. Le réel correspond-t-il à mes idées ? En me posant cette question, je tente de m’endormir sur le siège de l’avion volant vers ce pays extrême-oriental, mais en vain. Je me souviens alors d’une sortie solitaire à Beyrouth il y a de longues années. Invitée à un ciné-club, j’ai assisté au film Good Morning Viêt-Nam. Généralement, je préfère sortir toute seule au cinéma car la compagnie des autres me dérange. L’odeur du Pop-corn, le bavardage des cinéphiles, les posters des films ouvrent les fenêtres de la fiction qui laissent libre cours à mon imagination. J’ai ainsi connu la guerre Vietnamienne, que j’ai également découverte à travers la musique de Woodstock, ce festival de paix idéalisé dans mes pensées, rassemblant aux Etats-Unis des artistes refusant ce conflit qui a duré vingt ans. Ce tourbillon intellectuel bouillonne dans mon esprit alors que je descends de l’avion qui atterrit à Hanoï.
Me conduisant à l’hôtel, le chauffeur de Taxi, un homme assez âgé, me raconte l’histoire du lac situé au milieu de la capitale du pays, en me disant de sa voix caverneuse : « Un empereur, luttant contre les Chinois, reçoit d'un pêcheur une épée repêchée dans le lac. Dix ans plus tard, après avoir réussi à chasser les ennemis, et traversant ce même lac, il est abordé par la tortue, qui lui réclame l'épée au nom du Roi-Dragon. Le gouverneur Lê Lợi comprend alors que l'épée était un mandat du ciel pour triompher. Le lac de la légende est le Hồ Hoàn Kiếm, le lac de l'épée restituée ». A partir de la fenêtre de la voiture, je contemple l’étendue aquatique scintillant sous les rayons solaires. Tellement limpide, se rattachant à un récit belliqueux, cette eau m’attire, m’ensorcelle et me charme. « J’ai envie de visiter ce lac le plus tôt possible » me dis-je.
J’arrive à l’hôtel, j’entre dans ma chambre où je dépose mes valises. En ouvrant la porte du balcon, je me retrouve face à un paysage nouveau, une ville inconnue que j’ai envie de découvrir. En songeant aux paroles du chauffeur, je fredonne une chanson, alors que la brise fouette ma chevelure, m’emportant sur les ailes d’une rêverie merveilleuse. A présent, Hanoi est pour moi un mystère, une énigme que je compte élucider. Parfaitement consciente que l’image du Viêt-Nam ancrée dans mon imagination est plutôt illusoire, j’ai hâte de me lancer à la découverte de mon entourage.
Mais, je dois d’abord récupérer la moitié de ma photo enfouie dans l’une des maisons de cette ville. J’appelle Zaynab dont Abou El-Aïn m’avait envoyé le numéro avant mon départ du Liban. Beyrouth, dont je connais bien chaque quartier, chaque ruelle, chaque coin me revient à l’esprit, alors que je contemple le paysage citadin qui semble m’inviter à une nouvelle aventure. Je sors de l’hôtel, je me dirige vers la maison de Zaynab. Je suis dans la rue, je crains de me perdre, ou bien j’ai envie de me perdre dans cet espace où j’entends les passants s’exprimer en une langue tout à fait inconnue. Guidée par la carte sur mon portable me, j’arrive à ma destination.
Une fois devant la porte entrouverte de la maison de cette femme Libanaise, je me demande à quoi ressemble Zaynab. En entrant dans l’appartement, j’écoute une voix claironnante poser la question : « L’attente ? Vous l'attendiez donc ? ». Je suis surprise de voir une belle dame à la longue chevelure noire en train de réciter des phrases d’un livre qu’elle tient entre les mains. Quand elle s’aperçoit de ma présence, elle arrête sa lecture pour me dire :
- Je te reconnais, j’ai vu ton portrait dans l’atelier d’Abou El-Aïn. Tu viens d’arriver de Beyrouth ?
-Oui.
-Comme je suis contente de retrouver une Libanaise à Hanoï, me dit-elle en m’invitant à s’asseoir sur un grand canapé bleu foncé, je lis souvent des pièces de théâtre à haute voix. C’est ce que je fais pour combattre la solitude dont je souffre loin de mon pays. Mes paroles comblent le silence qui s’impose dans ce grand appartement vide.
-Quelle pièce lis-tu ?
-En Attendant Godot de Samuel Beckett.
-C’est intéressant !
En posant le livre sur une table où se trouvent un tas d’ouvrages littéraires, Zaynab déclare :
-J’ai tellement envie de revenir à Beyrouth ! Mais mon mari travaille dans cette ville, mon retour au Liban s’avère impossible pour le moment.
-J’espère que tu pourras retourner chez toi un jour. Après mon séjour à Hanoï, je voyagerai au Chili pour y rencontrer Marwa.
-Je me rappelle de ma dispute avec elle. Nous avions déchiré ta belle photo qui a inspiré tant de toiles présentées dans l’exposition à Beyrouth. Te voilà à Hanoi en quête d’une partie de ton portrait ! Je cherche la moitié de cette merveilleuse œuvre photographique cachée dans l’armoire de ma chambre à coucher.
Alors que Zaynab sort du salon, mon regard qui erre sur le mobilier finit par se poser sur une photo représentant plusieurs hommes au sein d’un cadre brun déposé auprès des livres sur la table circulaire. Je m’approche et je vois à ma grande surprise le visage de Jean-Luc. Je suis sur le point de pousser un cri, mais je me tais car Zaynab arrive au salon, en me tendant la moitié de ma photo où mon joli œil, une partie de mon nez et de mes lèvres apparaissent. Alors que je songe à ma nuit de passion dans les bras de Jean-Luc, Zaynab déclare :
-Qu’as-tu ? Tu es toute rouge !
-Rien…Rien du tout ! Mais connais-tu Jean-Luc ?
-Oui, il apparait dans cette photo. C’est l’ami de mon mari, il ne cesse de vagabonder dans le monde, il arrive au Viêt-Nam bientôt. Pour le moment, il est à Venise.
Le silence de la passion est le plus dur des silences. J’étouffe, je ne parviens pas à dévoiler le secret de mon trouble à Zaynab. Cet homme tant désiré arrive ! Je n’ose pas parler de la nuit Beyrouthine ardente à cette dame que je connais à peine. Gardant le silence pour quelques minutes, je finis par balbutier :
-Lorsque Jean-Luc arrive, préviens-moi. Il est mon ami aussi.
-D’accord, me répond-t-elle.
Je me hâte de quitter la maison de Zaynab pour me retrouver seule dans la rue. Le souvenir de ma nuit passionnée remplace aussitôt le rêve de l’évasion dans un ailleurs libre. Désormais, je ne suis plus seule, la présence de Jean-Luc m’accompagnera partout. Bientôt, ce bel homme sera là, dans les ruelles, dans les coins de la ville qui revêtent une nouvelle dimension. Il s’impose partout dans cette capitale, où tout semble me parler de lui. J’ai l’impression que mon entourage rayonne de toutes les couleurs de la ferveur amoureuse. Le bonheur de se sentir légère loin de mon pays cède la place à un sentiment de manque. Un vide s’installe au sein de mon cœur, un vide que seule la présence de Jean-Luc pourrait combler. Hanoï, l’espace des nouvelles découvertes, se transforme en une ville de l’attente.
En revenant à ma chambre d’hôtel, je claque la porte, je m’étends sur le lit. Extrêmement fatiguée, je plonge dans un sommeil profond. Le lendemain matin, je me réveille en sursaut, je m’empare de mon portable d’un geste hâtif, je rédige un message court pour l’envoyer à Zaynab : « Jean-Luc est-il arrivé ? ». Confuse, je reformule la question : « Notre ami a-t-il quitté Venise ? ». Je finis par effacer le message, ne sachant comment expliquer mon grand intérêt pour l’arrivée de Jean-Luc.
Je me décide enfin de profiter de mon séjour à Hanoï pour faire du tourisme. Ma première destination est le lac Hoan Kiem, où je contemple calmement mon reflet dans ce miroir aquatique. J’imagine Jean-Luc dans un paquebot naviguant sur l’eau à Venise. Rêve-t-il d’une belle passante ? Ou pense-t-il à moi ? Le silence qui m’entoure ne me fournit aucune réponse.
Je passe cette deuxième journée au Viêt-Nam au temple de la littérature dont je visite les cinq cours à la beauté architecturale impressionnante. Je découvre également le musée de la révolution, où les documents d’archives de la résistance vaillante du peuple vietnamien aux français et aux américains du milieu du XIVe siècle jusqu’à l’année 1975 m’intéressent énormément. La ville m’embrasse, m’enivre et me plonge dans une rêverie magique qui apaise mon âme troublée. Toute en explorant cette merveilleuse cité, je découvre les profondeurs de mon cœur. La nuit, dès que je me retrouve dans ma chambre, où j’ai l’impression que les heures coulent comme des siècles, l’attente de Jean- Luc attise mon désir qui semble se transformer en une passion amoureuse. Je m’endors en pensant à lui, à Beyrouth, et à la carte du monde accrochée sur le mur de mon appartement au Liban.
Le matin de mon dernier jour à Hanoi, j’appelle Zaynab à qui je finis par poser la question : « Jean-Luc est-il arrivé ? ». Sa réponse « non » pèse sur mon cœur comme un poids énorme. Je souffre, je me lamente, je suis sur le point d’éclater en sanglot. Afin de me calmer, je sors de l’hôtel pour me diriger vers la pagode de Ba da, dont je ne parviens pas à contempler la beauté tellement je suis absorbée par mes réflexions confuses. Mon cœur se déchire, j’éclate en sanglot en sortant de ce merveilleux temple. Jean-Luc n’arrivera pas à temps à Hanoi, je ne le verrai pas avant mon départ. J’entends une voix, une question : « Pourquoi tes larmes coulent-elles, belle inconnue ? ». Je me retourne pour me trouver en face d’un Vietnamien, dont le beau visage aux yeux larmoyants, ne tarde pas à devenir le reflet du mien. On sanglote ensemble pour un moment. Je lui demande : « Qui es-tu ? Pourquoi pleures-tu ? »
-J’avais perdu mon père il y a cinquante ans durant la guerre du Viêt-Nam. Comme sa disparition nous avait profondément inquiétés, nous sommes allés, moi et ma mère, le chercher dans les champs auprès de Hanoï. Ce jour-là, nous avions parcouru de longues distances à pied pour se retrouver face à un épouvantail que le vent agitait violemment. Je n’étais qu’un enfant, j’avais eu très peur. Ma mère avait tenté de m’expliquer que l’épouvantail, que je prenais pour un monstre effrayant, est un objet, mais je ne l’avais pas cru. Nous étions revenus sur nos pas vers notre maison. Je n’avais plus vu mon père depuis. Il m’accompagnait régulièrement à cette pagode dans mon enfance. Souvent, Je viens là pour le pleurer.
-C’est triste !
Gardant le silence, nous contemplons ensemble la pagode. Je dis :
-Quel beau temple !
-Au-delà du charme esthétique de ce bâtiment, sa profondeur spirituelle a un effet hypnotisant. Tu n’es qu’une touriste qui se réjouit de la beauté. Mais, si tu tentes de poser un regard plus approfondi sur chaque détail de ce temple, tu plongeras dans l’abîme du sacré qui ouvre la porte à une nouvelle possibilité de soi. Chaque bouddhiste rêve d’atteindre le nirvana, ce mot qui signifie l’extinction du feu des passions dans le but de vivre une expérience mystérieuse libérant l’homme de sa condition de souffrance. C’est ce que mon père m’avait appris avant de disparaitre !
Suite à cette brève conversation sous le soleil de Hanoï, j’entre de nouveau dans la pagode que je découvre grâce à l’œil spirituel s’ouvrant dans mon esprit. Je l’admire pour plonger dans le secret cosmique du bouddhisme. J’ai l’impression que la vraie contemplation se produit les yeux fermés. Comme une émotion profonde se saisit de mon esprit confus, je sens que les ailes de mon âme se déploient pour voler vers les cieux de la béatitude. Suis-je au paradis ou en enfer ? Je plonge au fond d’un gouffre sacré dont je dégage les mystères de l’existence. J’ai envie de me prosterner. Je ne connais pas le bouddhisme, mais en ce moment je me rends compte que je suis en train de créer ma propre religion, mon chemin vers la transcendance individuelle. Le fardeau de la déception qui pèse sur mon cœur semble s’évaporer pour un moment. L’image d’une pluie transparente qui éteint les flammes de l’amour exacerbé par l’attente hante mon âme. J’oublie pour quelques minutes Beyrouth, Jean-Luc et la passion, je m’en libère. Mon âme semble s’être transformée, à l’instar d’un métal devenant de l’or grâce à une opération alchimique. Je sors de la pagode en espérant retrouver le Vietnamien. Mais, l’homme a disparu, me laissant seule sur le seuil de ce merveilleux temple.