UN OISEAU EXTRAORDINAIRE
Mounira Abi Zeid
Elle avance toute seule dans les ruelles d’Istamboul en songeant au festival de Woodstock. Il entre dans une mosquée pour prier avec ferveur. Elle se repose sur un banc dans la place Taksim en se souvenant des manifestations propalestiniennes auxquelles elle a participé aux États-Unis. Il pose son regard sur le ciel en espérant y voir un oiseau, mais il n’y trouve qu’un petit nuage sombre. Elle est impatiente d’arriver le lendemain à Beyrouth pour participer aux manifestations qui auront lieu à l’Université Américaine. Elle a l’impression qu’un rêve libre plane comme un oiseau invisible au-dessus des têtes de tous les manifestants du monde. Elle sent que Gaza brûle d’un feu sacrificiel qui nourrit une révolte au sein d’une tempête juvénile mondiale. Il voit un oiseau noir se poser par terre tout près de ses longues jambes maigres.
Il continue à errer dans les ruelles d’Istamboul en espérant trouver un oiseau s’élevant vers le ciel, mais en vain. Il finit par se reposer sur un banc dans la place Taksim. Il s’aperçoit de la présence d’une jeune femme à la peau claire et à la longue chevelure dorée assise sur le banc d’en-face. Semblable à un ange, elle regarde vers le ciel, il regarde vers le ciel lui aussi. Un oiseau s’envole au-dessus de leur tête. Une émotion intense secoue son âme bouleversée par ce moment que les deux ailes transforment en un instant magique. Le ciel le hante. L’oiseau, qui semble en ce moment acquérir des dimensions extraordinaires, l’émeut profondément. Pourquoi suis-je né ? se demande-t-il. Il regarde en face de lui pour se rendre compte de la disparition de la femme à la longue chevelure dorée qui vient de partager avec lui un moment aussi important que les plus grands évènements historiques, c’est celui du vol extraordinaire de l’oiseau.
Tout en errant en Istamboul, elle se rappelle son enfance en se souvenant de la première fois où elle a assisté à une scène de violence à la télévision. Le souvenir de cette scène, qui demeure vague dans sa tête, la perturbe. Alors qu’elle s’approche de l’hôtel où elle séjourne, le bas-relief peint représentant une procession de soldats, au temple funéraire de la reine Hatchepsout lui revient à l’esprit. Elle avait vu ce vestige archéologique lors de son voyage en Egypte. C’est ainsi qu’elle a découvert la première manifestation de l’histoire humaine qui avait eu lieu à l'ouest de la Vallée des Rois. L’homme serait-il né pour se révolter ? se demande-t-elle.
Elle ne parvient pas à comprendre la raison pour laquelle elle songe à la mort d’une façon si angoissante au point qu’elle se demande si elle va mourir bientôt. L’idée de la fin de sa vie s’était mise à la hanter au moment où elle a levé les yeux vers le ciel pour regarder un oiseau en train de s’envoler. Le paradis existe-t-il ? Et s’il existait, à quoi aurait-t-il ressembler ? À une fenêtre ouvrant sur un océan sans fin ? À une plage nudiste ? Le paradis serait probablement un espace où l’on est nu sans souffrir d’un sentiment de culpabilité. Pourquoi pense-t-elle de cette façon, elle qui est athée depuis très longtemps ? Elle se rend compte alors qu’elle est en train de devenir quelqu’un d’autre dans la capitale turque où l’avion, qui était supposée la déposer à Beyrouth, a dû atterrir à cause d’une certaine panne.
Il est toujours assis sur le banc en attendant l’apparition d’un oiseau qui s’envole vers le ciel. Mais, comme aucun oiseau n’apparait, il revient chez lui pour se préparer pour son voyage. Tout en enlevant ses habits pour prendre son bain, elle se souvient vaguement des vers d’un poème dont elle a oublié le titre : « Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme » « Et nous allons, suivant le rythme de la lame, berçant notre infini sur le fini des mers » « Mais les vrais voyageurs sont ceux qui partent pour partir… » Mais qui a écrit ces merveilleux mots à l’obscure profondeur ? Elle ne s’en souvient plus. De culture anglophone, elle se rappelle avoir lu des ouvrages de la littérature française dans son adolescence. La réminiscence de ces vers français réveille dans son âme une sensation agréable. Assis sur son siège auprès d’une touriste, il sent le temps passer d’une façon assez étrange. En ce moment, il est dans l’avion. Comme l’oiseau, il s’envole.
Tout en rangeant ses valises, le visage de son meilleur ami qu’elle n’a pas vu depuis très longtemps lui revient à l’esprit. La veille, alors qu’elle était encore aux Etats-Unis, elle a acheté le poster du film Fight Club où rayonne le visage de l’héroïne Marla, la plus belle femme du monde. Il ne s’agit pas vraiment d’une beauté physique, mais d’un éclat singulier provenant du fond de son être porteur de valeurs révolutionnaires.
Elle contemple Beyrouth à partir du hublot de l’avion. La hantise de la mort disparaît en cédant la place à l’enthousiasme. Quelques minutes s’écoulent, l’avion atterrit. Le cœur de la jeune femme bat de bonheur. Le visage de son ami qui l’attend à l’aéroport exprime une émotion profonde. Elle court vers lui pour se jeter dans ses bras en criant :
-Je suis ravie de te voir après tout ce temps. Tu as énormément changé tout en restant toi-même. Tu m’as beaucoup manqué.
-Je n’ai pas l’impression que tu as changé ! Tu es toujours aussi belle que dans le passé. Maintenant, nous devons nous dépêcher pour arriver à la manifestation à temps !
-Allons-y !
Elle se plonge dans la foule des manifestants comme un poisson qui ne sait nager que dans les océans libres. Elle respire l’air de son pays natal. Elle se sent vivante en ce moment. La foule se comporte comme un corps entier qui s’unit à toutes les révoltes du monde. Tous les étudiants de toutes les universités fusionnent pour revendiquer la fin de la guerre. Un seul cri unanime, fort et persistant ! C’est là à Beyrouth que la présence de la Palestine est la plus forte, la plus intense. Elle se demande ce qui est en train de se produire à Gaza en ce moment, en cette minute, en cette seconde. Un enfant serait-il en train de périr ? Un résistant serait-il en train de tirer sur un soldat Israélien ? Une femme serait-elle en train de gémir ? Un journaliste serait-il en train de se sacrifier ? Le visage de chacun de ces manifestants la renvoie à Gaza. Le feu, l’extase, la foule, les bombes, la liberté, les larmes, toutes ces images bouillonnent dans sa tête au sein d’un tourbillon émotionnel intense. J’aime qui je suis en ce moment, se dit-elle.
« Je n’aime pas qui je suis en ce moment, lui a dit Joshua le militant de Jewish Voice for Peace qu’elle a croisé aux États-Unis, je n’aime pas la violence qui s’associe à ma religion. »
-Tu culpabilises ?
-Je ne sais pas, mais je veux que cette guerre s’arrête. J’aurais la conscience tranquille !
Ses mots, son visage et son long nez sont ancrés dans sa mémoire. Elle a parlé à Joshua le long d’une nuit dans l’une des tentes dressées à l’université de Washington. Elle n’a pas parlé aussi longuement de politique auparavant. Et depuis elle n’a plus vu cet homme juif. La voix de Julia Boutros l’arrache à ses souvenirs, les manifestants s’excitent de plus en plus et l’on accroche le drapeau palestinien sur la statue de Georges Washington. Crier, c’est se défouler au maximum ! Elle crie ! Elle s’émeut ! Elle éclate de rire ! Elle est tout simplement elle-même. Ah ! Comme cette liberté est enivrante !
Le temps passe, les manifestants finissent par se disperser en la laissant seule face à la statue de Georges Washington enveloppée par le drapeau palestinien. Assise par terre, elle contemple un oiseau qui passe au-dessus de la tête en pierre blanche. Elle ouvre son portable pour savoir qu’un touriste turc a poignardé un soldat Israélien. Elle se lève, elle se dirige vers un banc et s’assoit. En face d’elle, le banc est vide. Personne n’y est assis. Elle lève les yeux vers le ciel pour chercher un oiseau. Le voilà qui plane au-dessus d’elle en se dirigeant vers l’étendue céleste où il appartient. « C’est Baudelaire qui a écrit les vers que je me suis rappelés en Istamboul, se dit-elle. »