LES EAUX REBELLES
-I-
Folie de piano
Les touches du piano. Les touches blanches et noires étaient ancrées dans l’imaginaire infantile de Layl. Les touches blanches lui rappellent la pureté du corps des anges. Un cygne blanc à la surface de l’eau transparente d’un lac. Une lune laiteuse dans le ciel nocturne. La blancheur de l’écume d’une vague s’écrasant sur le sable de la côte. Deux comprimés de Panadol pour calmer la douleur de l’estomac, se détendre, s’endormir. De la mousse de shampoing blanche sur une chevelure rousse humide. Peau de Blanche Neige entourée par les sept nains. Le blanc d’un œuf chaud bien cuit. La couleur des nuages printaniers prenant la forme d’un visage mystérieux. Une page blanche dans un cahier l’invitant à écrire ses émotions, ses souvenirs et ses passions. Les touches noires, quant à elles, semblaient avoir le goût d’un chocolat amer. Le noir de la robe de la mère d’un martyr. Le corps sensuel d’une chanteuse américaine de Blues. Un puits plein de cauchemars et de secrets noyés éternellement au fond d’une eau sombre. Un collant noir enveloppant les jambes d’une femme en mini-jupe. Des lunettes noires réfléchissant les rayons solaires estivaux. Ces images, provenant d’un passé lointain, peuplent la chambre d’enfance où Layl s’était enfermé après les funérailles de sa mère décédée d’un arrêt cardiaque avant d’avoir atteint ses soixante ans. Elle n’avait pas souffert avant de mourir, lui répétait son père en l’accompagnant à l’église où il avait rencontré les gens de son village. Mais rien ne semblait apaiser la douleur de Layl sauf les chants religieux de la chorale qui s’élevaient dans cette chapelle plongée dans le noir du deuil. Bien avant la fin des funérailles, Layl avait décidé de revenir à cette maison où il avait grandi.
En parcourant le chemin de l’église à la maison, il s’était souvenu de sa chambre d’enfance où il n’était pas entré depuis de longues années. Comme il vivait tout seul dans un appartement en ville où il travaillait dans un bureau d’études financières, Layl n’avait pas habité dans la maison de ses parents depuis très longtemps. Même lorsqu’il leur rendait visite de temps à autre, il n’entrait pas dans cette chambre où il avait grandi. Mais à présent, après la mort de sa mère, il ouvrit la porte de cette chambre et s’étendit sur le lit à la recherche d’un passé heureux bercé par le regard bienveillant de ses parents. Le passé ressuscita, ouvrant les portes des souvenirs de l’enfance et de l’adolescence, réveillant en Layl sa passion de toujours, le piano. Dans cette chambre, les souvenirs s’imposèrent à lui comme si elles faisaient partie du présent. Plongé dans une détresse sans fin, il avait probablement choisi de se réfugier dans le passé, un passé où sa mère était encore vivante et veillait sur lui en le berçant entre ses bras tendres. Le présent était tellement pesant que les souvenirs de son enfance semblaient provenir d’un paradis perdu auquel il s’attachait pour se consoler, se soulager, oublier.
Layl redevient pour un moment l’enfant qui adorait la musique. Cette passion ne s’était point éteinte dans son cœur, mais elle a été déformée au fil des années par la vie qui avait fait de lui un économiste. Il a l’impression qu’en ce moment les heures passent à l’envers. Fallait-il détruire le temps pour redécouvrir les passions qui bouillonnent au fond de soi ? Se demande-t-il. Assis sur son lit, il tend sa main pour ouvrir un tiroir du chiffonnier en bois espérant y trouver un certain objet lui rappelant son enfance, mais en vain. Le second tiroir est également vide. Il ouvre le troisième et n’y trouve rien non plus. Voulant à tout prix une trace de son enfance, il tend sa longue main au fond du tiroir et se réjouit d’en retirer un papier, un tout petit papier devenu jauni. Il lit lentement les premières lettres qu’il avait écrites au crayon mine, a, o, i… Bien qu’il ne se rappele pas vraiment de son apprentissage de l’écriture, le souvenir du e muet ressurgit dans son esprit et Layl se souvient que cette voyelle avait toujours été sa lettre préférée. L’e muet, aussi silencieux que la tête d’un sourd, qu’une note musicale muette. E, e muet, tout simplement muet. Layl s’étend sur son lit, laissant les souvenirs l’emporter vers le temps où sa mère était encore vivante et toujours jeune.
Il pose son regard sur le plafond de sa chambre et y remarque des fissures. Depuis quand s’étaient-elles formées ? La pluie avait laissé sa trace sur le plafond de sa chambre, cette pluie qui était tombée durant de longues années arrosant le toit et se faufilant discrètement au sein du béton. Cette eau pluviale, amie des nuits hivernales, avait engendré ces fissures en son absence, pendant qu’il vivait en ville, loin de sa maison, loin de sa mère, de sa famille, de ses souvenirs. En observant minutieusement le plafond, il remarque les traces de l’humidité. Une goutte, deux gouttes, trois gouttes d’eau tombent sur son visage. Chacune de ces gouttelettes porte en elle un souvenir, certains heureux, d’autres malheureux. C’est ainsi que sa première découverte du piano lui revient à l’esprit. Il se souvient aussi de ses premières leçons de musique. Étendu sur son lit, il se remémore la douce voix de sa mère qui lui fredonnait une chanson de Fairouz pour un sommeil paisible.
Une gouttelette d’eau tombant du plafond, porte avec elle la souvenance de son fantasme d’adolescence. Elle, une femme, une fillette, une silhouette sensuelle, peuplait sa chambre de sa présence, nourrissant son imagination des premières images de l’acte amoureux. Succube nocturne, elle était un mélange de Romy Schneider qu’il avait vue dans son film La Piscine vers minuit et de Marianne, sa compagne de basketball dont la silhouette mince et élancée l’attirait, surtout lorsqu’elle s’élançait de toute sa taille pour mettre le ballon dans le panier. Fusion de ces deux images féminines, cette créature merveilleuse, balançant entre le réel et l’imaginaire, s’était insinuée tout doucement, tout discrètement dans sa vie.
Une nuit, elle entrait chez lui par la fenêtre. Elle était quasi immatérielle, au corps plutôt translucide. Elle lui a parlé, et ensuite elle est sortie par la porte. Quelques jours plus tard, pendant qu’il lisait un roman d’amour, il pensa à elle, l’imagina toute nue. Enfin, une nuit, elle s’était dévêtue dans sa chambre sous les flocons de coton blanc tombant en averse du plafond. Son corps était d’une blancheur quasi transparente, sa longue chevelure noire retombait sur ses épaules embellies par un grain de beauté noir prenant la forme d’une larme. Ses seins étaient pointus et son sexe humide. Ils faisaient l’amour toute la nuit, et ce fut son plus merveilleux rêve érotique. Lorsqu’il s’était réveillé, les draps de son lit étaient humides. Il se hâta donc de les mettre dans la machine à laver sans réveiller les soupçons de ses parents. Comme la maison était vide, il ouvrit le clavier de son piano pour jouer de la musique. Il imagina sa jolie créature nocturne étendue nue sur son piano, réjouie de voir ses longs doigts s’appuyer tendrement sur les touches aussi blanches que son corps, aussi noires que sa toison. Ce matin-là, pendant que des moineaux planaient au-dessus du jardin en gazouillant, il composa de la musique pour la première fois de sa vie, cette musique qui semblait pénétrer le corps de la belle des nuits. C’est ainsi que son premier rêve érotique s’accompagnait de sa première improvisation artistique. Et il était heureux de découvrir, ne fut-ce qu’en rêve, le corps de la femme qui avait réveillé au fond de lui tant de talent, de passion et d’amour pour la musique.
Comme l’onde remplit aussitôt la chambre, le corps de Layl se mit à flotter au milieu d’un lac qui devint aussitôt aussi vaste que la mer. Au sein de cette étendue maritime, il plonge dans une rêverie aquatique. Au loin, une sirène apparaît. Son visage lui est familier. Elle chante, fredonne une chanson connue. Sa voix tellement douce se mélange au bruit des vagues dont l’écume blanche charme le jeune homme. La sirène, au regard magique, s’approche de lui en nageant vers la côte. Il voit son visage ravissant, sa chevelure imbibée d’eau, sa longue queue de poisson dorée. Un besoin urgent de lui toucher les cheveux, lui caresser ses seins humides. Il tente de bouger les mains, mais se rend compte qu’elles sont nouées par des cordes. Des cordes qu’il ne voit pas, des cordes invisibles. Profondément frustré, sur le point de s’asphyxier, Layl se réveille en haletant, tout en sueur, ne sachant plus s’il était un jeune homme ou toujours adolescent.
Les minutes et les secondes semblent passer d’une façon floue, ambigue, illimitée, se recroquevillant sur eux-mêmes, se mêlant à l’eau salée pour inventer une autre temporalité, indépendante de la durée, libérée du réel, transgressant tous les obstacles. Les heures, qui semblent éclater, peuplent de leur débris la mémoire confuse du jeune homme. Le temps décomposé se reconstitue à l’image d’un arbre qui a perdu ses feuilles en automne pour fleurir au printemps. Métamorphose des mois et des saisons. Un temps nouveau et identique à lui-même, qui meurt pour donner naissance à une nouvelle existence atemporelle. Le temps, qui semble à un certain moment s’humaniser, tend ses longues mains vers le passé, plonge sa longue chevelure dans les eaux du présent et pose son regard sur l’avenir. Comme il s’est humanisé, il flirte avec les jours, embrasse les années et caresse les siècles. Les chants de sa mère, les fantasmes, les rêves érotiques. Toutes ces réminiscences lui sont revenues à l’esprit. Il se gratte la tête en s’efforçant de se rappeler la femme dont les traits ressemblent à ceux de la sirène, mais en vain.
C’est ainsi que temps révolu de l’enfance où la musique était sa seule passion lui revient à l’esprit. Cependant, toute cette passion du piano s’était éteinte dans son cœur lorsqu’il avait débuté ses études universitaires en économie. Son père voulait qu’il se spécialise dans un domaine qui fasse de lui un homme riche. Et il avait obéi à sa volonté. « L’art t’appauvrirait, lui répétait-il, sois médecin, ingénieur ou économiste ». Layl finit par choisir l’économie, la plus facile de ces spécialisations. Mais le voilà dans sa chambre, cette matrice qui lui donne une nouvelle naissance en ouvrant les portes d’une nouvelle possibilité de soi.
Assis sur son lit, les jambes croisés, il tente de voir le paysage à travers le rideau blanc translucide de la fenêtre, mais en vain. Il se lève, entrouvre l’ancienne draperie pour poser un regard songeur sur la rue. Soudain, il entend le bruit de l’eau, il frissonne en pensant que ça doit être sa mère dans la cuisine en train de laver les légumes pour lui préparer une salade. Des concombres, des tomates, des laitues. Il se presse de se diriger vers la porte de sa chambre, l’ouvre et accourt vers la cuisine vide. Il ne voit personne. Le bruit de l’eau persiste toutefois comme le son d’une mélodie douce, ancienne, provenant d’un autre temps. Comme il regarde par la fenêtre de la cuisine, il voit son voisin en train d’arroser son jardin. Afin de ne plus écouter ce bruit qui le trouble, il se hâte de fermer la fenêtre qu’il avait ouverte en entrant dans la maison pour respirer l’air frais, tellement il étouffait d’angoisse et de tristesse. Toutefois, une odeur, un mélange de celle de la peau de sa mère et des mets de la cuisine, réveille en lui une profonde nostalgie. Son regard, errant sur les meubles, le plafond et le réfrigérateur, finit par se poser sur un tableau de nature morte accroché au mur de la cuisine, représentant une figue, une pomme et une grappe de raisin dans une assiette, bien peintes dans de couleurs sombres. Sa sœur lui avait souvent raconté en rigolant que lorsqu’il était encore enfant, il tendait sa petite main vers le tableau en essayant de s’emparer de ces fruits, les croyant réels. Son cœur se serre alors qu’il regarde l’assiette vide déposée au milieu de la table de cuisine. Vide, comme son cœur vide et froid, l’assiette se pose comme le signe d’une absence, l’absence de sa mère qui n’est plus là pour y déposer les fruits.