Rachid Boudjedra sur Tahar Djaout.

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Rachid Boudjedra sur Tahar Djaout.

 

   Je connaissais Tahar avant de l'avoir rencontré. Au printemps 1971, Beyrouth vivait dans l'opulence, l'intelligence et l'insouciance. Cela n'allait pas durer! A cette époque, je séjournais dans cette ville où était éditée la meilleure revue arabe consacrée à la littérature. Il s'agissait de Mawakaf que dirigeait le grand poète Adonis et dont j'étais un des membres du comité de rédaction. Adonis me demanda un jour de traduire quelques jeunes poètes algériens de langue française, pour la revue. Sans hésiter, je choisis Djaout qui me semblait le meilleur.

  De loin! Plus tard, Djaout devint le talentueux romancier que l'on sait. Son assassinat barbare par les intégristes islamistes, ce 20 mai 93, transforma sa vie en destin et sa littérature en profession de foi esthétique. Je l'avais donc traduit en arabe alors qu'il n'avait pas dix-huit ans. C'était la première fois et la dernière fois qu'on le faisait. J'ai eu cette intuition et cet honneur alors qu'il était encore étudiant en mathématiques et totalement inconnu.

  Tahar est né dans la guerre d'Algérie (1954), il est mort dans l'horreur intégriste (1993). Tout un destin. Tout un malheur où seuls les livres qu'il avait écrits étaient de superbes parenthèses de bonheur.

  Mathématicien de formation, Djaout avait choisi d'écrire de toutes les manières et de toutes les façons. Ainsi il devint journaliste et se consacra exclusivement à la critique d'art par goût et par passion de l'écrit. A cette époque, il n'y avait pas de journaux indépendants et il travailla à El Moudjahid. Puis à Algérie-Actualité, journaux d'État, bien sûr! C'est sur ce point que certains intellectuels flous et malhonnêtes, tant algériens que français, ont fait planer le doute sur l'honnêteté et l'intégrité de Tahar Djaout, après son assassinat, l'accusant d'avoir collaboré avec le pouvoir et justifiant, par voie de conséquence, son assassinat par les terroristes intégristes. Le ver était dans le fruit. Le mal était fait. La suspicion installée d'une façon perverse et anodine, à l'encontre de l'écrivain.

  Tahar Djaout n'a jamais collaboré avec le pouvoir. Il a simplement travaillé comme critique d'art dans un journal étatique à une époque où il n'y avait pas d'autre choix. Dès que cela fut possible, il fonda avec quelques amis l'hebdomadaire Ruptures dont le titre est à lui seul tout un programme, et auquel j'ai collaboré pendant sa courte existence qui s'arrêta le jour où un ignoble fanatique logea deux balles dans la tête de l'écrivain, au moment où il allait déposer ses deux fillettes devant leur école.

   La barbarie n'a pas d'états d'âme... S'il faut parler de la vie et de la mort de Tahar Djaout et des autres victimes du terrorisme tels le dramaturge Abdelkader Alloula et les écrivains Laadi Flici, Yousef Sebti et Merzak Bagtache; tel le libraire pied-noir Joaquim Grau qui tenait la plus belle et la plus prestigieuse librairie d'Alger; ou tels ces trente-cinq journalistes; cela ne devrait pas se faire par à-coups, par bribes ou par recoupements, mais d'une façon globale et méthodique, sinon l'histoire serait fallacieuse et vicelarde.

   Pendant que les planqués de l'intellect coulaient des jours tranquilles sur les bords de Seine, Tahar Djaout et ses amis assassinés trimaient, survivaient et produisaient vaille que vaille dans leur pays, loin des ors et des honneurs, dans la solitude et la détresse. L'histoire retiendra que Djaout est né pauvre et qu'il est mort pauvre, locataire d'un petit appartement dans une cité populaire de la banlieue d'Alger. Il a vécu proprement et a écrit avec un réel bonheur et un énorme talent. C'était un pur. Son prénom veut dire cela, en arabe, rien que cela! Mais voilà qu'on vient de l'assassiner une deuxième fois, cette fois-ci, en France, à Paris, le jour du premier anniversaire de sa mort. Arte devait lui consacrer un hommage. J'étais à Paris. C'était le 20 mai   1994.  J'étais impatient de regarder cette émission.

  Ce fut en fait une exécution; une deuxième mort. On donna la parole à un pseudo-romancier algérien apparatchik du FLN jusqu'en 1992, qui justifia lui aussi le crime dont Tahar Djaout a été la victime et laissa couler son venin et sa haine contre lui, l'accusant de collaboration avec la France et lui reprochant d'écrire en français. Je n'ai pu dormir cette nuit-là. Le lendemain matin je pris le premier avion pour Alger.

  J'étais à la fois écœuré et épouvanté. Où se trouvaient les hauts fonctionnaires de la francophonie ce soir-là? Le soir de la deuxième mort de Tahar Djaout! Est-ce ainsi que les médias français vivent?