J’ai mal à la tête. Le sang coule, est-ce le mien ? Quel est le dernier paysage que je vois ? Le dernier visage dont je prends congé ? Un arbre me sépare de Chaza dont le regard mélancolique se pose sur mon corps immobile. Suis-je devenue du néant ? Incapable de bouger, j’ai l’impression pourtant de pouvoir planer comme un oiseau ivre. Sentier sablonneux, feuilles vertes, merveilleux traits enveloppés par un voile, navire noir coulant au fond d’une mer d’encre, paroles confuses balbutiées avant la fin, larmes obscures trempant les tempêtes de l’avenir, yeux fatigués par un tourbillon d’échos, hachures sur une pierre grise oubliée, coupure du courant électrique respiratoire, mon cerveau sous une casque bleue transpercée par une note musicale existentielle. Je me demande pourquoi je ne parviens plus à sentir l’odeur des roses plantées quelque part dans ces zones mystérieuses. Où mène ce chemin ? Vers un espace vert bienfaisant flottant au-dessus des saveurs des marmites et des fleurs sur le point de naître ?
Je parcours la route sans amis, le poids de la solitude de l’au-delà pèse comme une orange lourde sur mes épaules. Mon amie a disparu, son visage se décompose, ses mots s’évaporent, elle ne m’accompagne plus. Je flotte en me demandant si j’ai réellement existé. Le vent emporte un tableau ancien qui représente mon corps. Mes lèvres bougent à peine répétant les mêmes mots que je n’ai pas encore oubliés, mon ventre se lie à la terre en empruntant sa douceur naturelle, mon front se brise en mille plis, ma peau perd son charme pour devenir néant, mes jambes deviennent des ailes nuageux, mon nez n’avale plus l’oxygène, une larme jaillit de mon nombril, mes genoux se heurtent contre le sol comme si je m’agenouillais pour prier ou pour ramasser un objet perdu pour toujours, mes cheveux s’effondrent pour se transformer en un fleuve sacré ondulant le long de la côte ténébreuse. Une balle s’approche de moi, je tends la main pour m’en protéger, elle parcourt les distances à une vitesse hallucinante. Je continue à marcher, je suis trop seule, j’ai froid.
Je m’empare de mon microphone pour parler, je saisis ma plume pour écrire des mots confus pleins d’émotion, de zèle et de nostalgie. L’encre rouge coule sur le papier blanc. Une longue distance semble me séparer de la plume grâce à laquelle je m’extériorise en me défoulant librement. Mes yeux flottent solitairement au sein d’une existence nouvelle, inhabituelle, qui prend des dimensions bizarres. Je rédige un texte que je suis incapable de lire. Une fenêtre s’ouvre dans ma chambre, dans mon esprit, et l’air transparent me pénètre. Soudain, je me sens surprise de voir ma plume se munir d’ailes pour s’envoler vers le ciel semblable à un papier de couleur bleu clair où se tracent les noms des quartiers, des villes et des villages ancrés au fond de mon cœur. Akka. Yafa. Haifa. El-Quds. Nablous. Hay el Cheikh Jarrah. Jnin. Nasra. Beit-lahm. El-khalil. El-Jalil. Ramallah. Ariha. C’est la Palestine céleste pleine de souvenirs de toutes les couleurs. J’observe le ciel qui acquiert aussitôt une certaine nuance verte, devenant le reflet de la terre fertile, cette mère glorieuse tant adorée. La géographie de la Palestine se dessine auprès des nuages qui prennent les formes d’un cœur, d’une brebis, d’une route ou d’un visage mystérieux. Je regarde vers le haut, je lis les mots qui me charment, me guident et m’attirent vers un monde inconnu. L’infini s’inscrit dans mon esprit. Je nage vers le soleil en me demandant si je suis toujours vivante. Je n’ai pas encore achevé mon discours.
Je me sens légère, invisible, impalpable. Je me confonds avec l’élément aérien qui revêt la rougeur de mon sang. Empruntant ma couleur, le vent, qui me prête son invisibilité, devient tout rouge, lourd, triste. S’humanisant, l’air devient nostalgique, souffrant, en deuil. Il porte en lui une mémoire sanguinaire, des séquelles d’un passé violent et des images douloureuses. Me suis-je transformée en une brise douce ?
La dernière image qui me revient sans cesse ? Celle de la voyante. Son visage, son corps et ses paroles. Brune, lucide et tendre, elle pose sur moi un regard ému. J’ouvre la main, cette dame inconnue au visage plutôt familier pose son regard curieux sur ma paume et dit : « Tu vas disparaître un jour d’automne ? d’été ? d’hiver ? de printemps ? Je ne parviens pas à le savoir. Chaos ! Chute ! Confusion ! Un bourgeon deviendra une fleur, alors que tu fermeras les cils de tes yeux à l’instar d’une rose morte. Comme les arbres des jardins sacrés que les mains sales ne pourront jamais atteindre, tu demeureras inoubliable. Les aiguilles de la montre de ton poignet se figeront en se couvrant de sable, de sang et de cris. Au moment de ta disparition, un enfant poussera un cri, le liquide amniotique coulera entre les cuisses d’une femme aussi blanche que les nuages, aussi douce qu’une berceuse.
-Qui est-il ?
-Il est le sauveur sans aucun doute.
-Quel est son nom ?
-Je suis incapable de le deviner.
-Est-il beau ?
-Je ne parviens pas à déceler son visage, mais une émotion positive accompagne sa naissance, il est venu pour donner de l’espoir à une terre qui en a tant besoin.
On dit qu’on voit les visages de ceux qu’on aime avant le trépas. En fait, en ce moment je me souviens du visage du sauveur dont la voyante m’a parlé. Les traits de l’enfant envoyé pour le salut de la terre ressemblent à celui du premier homme dans ma vie. J’ai toujours imaginé que ces deux personnes se ressemblent. En ce moment triste, mon cœur cesse de battre. Fatiguée, je me souviens du moment où il s’était mis à palpiter pour la première fois. Premiers battements d’amour. Derniers battements avant la mort. Je me sens subjuguée par cette image tellement parfaite que la voyante a ancrée dans mon esprit, cette image sacrée et profane à la fois au sein de laquelle se mélange la physionomie de celui que j’ai tant aimé à celle du sauveur de la Palestine. Soudain, le merveilleux visage salvateur qui me hante cède la place à celui de l’homme à deux têtes qui me fixe de ses quatre yeux dont chacun exprime une expression différente de l’autre. Il a deux bouches, l’une sourit, alors que les lèvres de l’autre se serrent d’énervement. Ses deux nez, quasi similaires, sont crochus. Il rit et pleure à la fois, il s’exclame d’admiration et prononce des mots grossiers simultanément. Je tente d’échapper à cette ambiance cauchemardesque, j’étouffe, je tente de respirer.
Enfin, le doux visage de la voyante réapparaît, me sauvant de ce mauvais rêve duquel je ne parviens plus à me réveiller. Elle parle, je l’écoute, je tente de comprendre ce qu’elle raconte. En posant sur moi un regard bienveillant, cette vieille dame rayonne grâce à sa beauté qui semble avoir résisté au passage des années, à l’écoulement des heures et à la fuite du temps. Un charme éternel à la perfection fascinante embellit son visage malgré sa peau fatiguée, ses rides et ses cheveux grisâtres. Elle narre : « Je vois une main blanche, des lettres, une machine noire, ou plutôt bleuâtre. Une jeune femme assise, sa longue chevelure est brune, son front est large, son nez est long. Elle est jolie, elle réfléchit, elle pense à toi ! Elle songe à une scène violente qu’elle a vue sur l’écran. Des idées, des images, des mots bouillonnent dans son imagination. Elle tente de puiser une certaine beauté noire au fond des abîmes du malheur. S’unissant à toi à travers l’écriture, elle semble se joindre aux mots avec amour, elle se confond avec la terre sur laquelle tu tombes, elle pousse un soupir profond, essuie la sueur qui coule sur son visage et croque une pomme rouge à plusieurs reprises. Elle a l’habitude de fermer les portes et les fenêtres lorsqu’elle s’esseule dans sa chambre pour écrire comme si elle protégeait le secret de l’écriture au sein de cet espace clos. Elle souffre d’un mal de tête, elle se repose, boit une gorgée d’eau avant de reprendre son travail. Lorsqu’elle termine de rédiger son texte, elle ouvre la fenêtre, regarde l’arbre qui s’élève vers le ciel juste en face de sa maison. Une brise printanière caresse sa chevelure et les feuilles vertes qu’elle contemple. Les rayons solaires semblent lui parler de toi, la couleur des nuages anime en elle un rêve. Elle ouvre la porte, sort de chez elle pour se balader dans un sentier qui la mène…
-Où ?
-Je ne le sais plus…Mais, je devine qu’elle se laisse charmer par la beauté du ciel qui lui rappelle ton nom. Comment t’appelles-tu ?
-Excusez-moi, pouvez-vous reformuler la question ? Je ne t’écoute pas clairement !
-Ton nom ?
-Pourquoi voulez-vous le savoir ?
-J’ai l’impression que ton nom est écrit vers la fin du récit rédigé par cette inconnue.
-Je m’appelle Chirine Abou Akleh.