UNE FILLE BIEN ET UN MAUVAIS LECTEUR DE MARX

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Ali Bader

Une fille bien et un mauvais lecteur de Marx

 

 

 

Traduit par: Maya Graisse

À cette époque, je me trouvais à Berlin, plongé dans la lecture de Karl Marx. Je ne sais plus exactement quel livre je lisais. Peut-être était-ce Le Capital, L’Idéologie allemande, Misère de la philosophie, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte ou l’article publié dans la revue Die Revolution fondée par Joseph Weydemeyer à New York. Ou était-ce un autre ouvrage ? Je ne me souviens pas dans quelle langue je lisais. Peut-être en allemand : je me souviens très bien des cours que je suivais régulièrement. Chaque après-midi, je me rendais près de Kunst Strasse, à l’Institut für Sprachen lernen – ou peut-être portait-il un autre nom. Je n’en suis pas tout à fait sûr.

Elle avait vingt-deux ans. Beaucoup plus jeune que moi, mais je la trouvais géniale. Elle m’a raconté qu’elle avait été impliquée dans des émeutes, qu’elle s’était déshabillée dans la rue ou quelque chose du genre. Je l’ai rencontrée deux jours après sa sortie d’une prison de Tubingue ou de Francfort ou d’une autre prison. Je ne me souviens plus en quelle langue elle m’a parlé ce jour-là. Probablement en allemand, car j’étudiais cette langue très sérieusement pour comprendre la théorie de Karl Marx. Je ne sais pas si je la comprenais bien ou pas. Nous étions debout sous un réverbère. Le dernier chat était parti. Dans l’obscurité, nos murmures perturbaient les fêtards qui vidaient sur le mur leur vessie remplie de bière.

J’ai des tas de souvenirs d’elle. Par exemple, ses cheveux teints en couleurs étranges. Un jour, ils arboraient un irrésistible bleu pastel, un bleu semblable à celui qu’utilisaient les expressionnistes allemands pour peindre les manteaux des femmes. Un autre jour, ils étaient teints en vert, couleur préférée des partis écologistes. La dernière fois, elle les avait teints en rouge. Le rouge vif des bannières de mouvements révolutionnaires comme la Ligue spartakiste, la Bande à Baader et les Brigades rouges. C’était l’hiver, nous marchions dans une rue jonchée de crottes de chien et bordée de platanes. Les cigarettes qu’elle fumait dégageaient une forte odeur. D’un geste de la main, elle écartait ses mèches de cheveux rouges. Je craignais que ce fût une teinture temporaire qui, lorsque nous marchions sans parapluie, se mettrait à couler sur son visage, emportée par les gouttes de pluie.

Elle avait les yeux bleus et un nez retroussé. Un beau nez séduisant comme celui d’une nonne. Elle ne voulait ressembler à personne dans ce monde. Elle détestait son père alcoolique et sa mère qui l’avait abandonnée toute petite. Enfant, elle souhaitait que son père soit un oiseau et sa mère, une tortue – ou peut-être d’autres animaux. Elle changeait toujours d’avis. Elle choisissait souvent d’autres remplaçants pour ses parents : des éléphants, des singes, des chameaux et des cochons sans doctrines politiques ni livres sacrés.

Je me souviens l’avoir vue à une ou deux reprises fumer un joint et discuter avec un serveur dans le bar où j’allais tous les soirs. Une fois, je l’ai entendue dire des trucs cochons à un homme d’un certain âge. Elle était assise à sa table, dans le même bar bon marché du quartier, là où travaillait le serveur. Peut-être faisait-elle cela contre de l’argent. D’ailleurs, elle m’a dit un jour qu’il était plus facile de tirer de l’argent des choses sordides que des choses convenables. Je ne me souviens pas en quelle langue elle prononçait ces mots crus et je ne sais toujours pas si je comprenais vraiment son allemand.

Un soir, elle est sortie d’un taxi, ivre. Elle s’est écroulée sur le trottoir comme un grain de blé dur tombe sous un coup de faucille. Elle m’a dit que son nouveau mec l’avait mise à la porte. Après avoir couché avec elle, il avait volé son porte-monnaie dans son sac. Comme elle protestait, il l’a frappée et poussée à la rue. Je l’ai ramenée jusqu’à son appartement, appuyée sur mon épaule. Dans les escaliers, elle a vomi sur mes vêtements. À l’intérieur, c’était un véritable chaos : des habits amassés sur le lit, des chaussures éparpillées par terre, des restes de repas sur une petite table. La vaisselle n’avait pas été lavée depuis deux jours et le cendrier débordait de mégots. Je l’ai déshabillée et j’ai jeté ses vêtements dans le panier à linge de la salle de bain. Ensuite, je l’ai déposée nue dans son lit.

Elle est souvent apparue dans mes rêves, nue sur son lit, buvant une bière ou fumant un joint. Une nuit, j’ai rêvé qu’elle était dans ma chambre. Le soleil filtrait à travers les rideaux jusqu’au lit. Elle était allongée sur le ventre, sa culotte autour des chevilles. Elle lisait un livre de Marx, je ne sais pas dans quelle langue. En tout cas, elle m’a dit qu’elle était Allemande. Je ne me souviens plus de quoi nous parlions ni dans quelle langue, et je ne sais pas pourquoi elle a mentionné l’allemand et sa virginité qu’elle a perdue à quatorze ans avec un Russe de dix ans son aîné dans l’immeuble où elle vivait. Il était gentil avec elle, mais quand ils prenaient du haschich ou de l’héroïne, ils se disputaient et il la battait au point que son visage se trouvait en sang. Elle m’a dit d’un autre petit ami tué par un gang géorgien à Tbilissi il y a deux ans qu’il lui manquait.

Une fois, elle m’a rendu visite. Elle était de très bonne humeur. Elle a bu de la bière, étendue sur mon lit. Elle a fumé un joint, nue de la tête aux pieds. Le soleil illuminait son visage. Les ouvrages de Marx étaient placés sur la commode. Il y en avait d’autres sur la table et au bout du lit. Beaucoup de livres, en allemand ou dans d’autres langues. Elle n’y prêtait pas attention, parce qu’elle parlait beaucoup. En fait, elle ne cessait jamais de parler. Elle a enlevé son jean et son chemisier rouge et a jeté sa culotte sur la chaise sans s’arrêter de parler, peut-être en allemand, peut-être dans une autre langue. Aujourd’hui encore, je la revois dans mes rêves, vêtue de son pantalon étroit troué aux genoux et sous les fesses, sa chemise rouge moulante qui laisse entrevoir son ventre et le piercing argenté sur son nez, fumant du haschich et parlant dans un flot continu.

Elle m’a dit qu’elle n’avait lu qu’un seul livre dans sa vie et qu’il l’avait vraiment marquée. Il s’agissait de Lolita de Nabokov, peut-être, ou d’un autre roman. Je ne me souviens pas si elle m’a parlé de Lolita dans mes rêves ou si elle m’en a parlé dans la réalité. Que ce soit dans un rêve ou dans la réalité, cela ne change rien. Les grands événements voient le jour dans le sang, le sperme et la force. Il arrive qu’ils soient pétrifiés dans l’histoire et deviennent des livres sacrés. Mes rêves n’avaient pas de sens tant que je la voyais presque tous les jours. Parfois devant le bar, mon livre de Marx à la main. Parfois à la porte de l’immeuble, en chemin pour mon cours d’allemand. Parfois dans mon appartement quand, assaillie par l’ennui, elle se réfugiait chez moi. Parfois dans son appartement quand elle s’enivrait et que tout son argent avait été dépensé en cannabis.

Je ne sais pas si elle a lu Lolita en allemand ou en russe. Elle m’a dit un jour que son petit ami avec lequel elle avait perdu sa virginité était un Russe de Saint-Pétersbourg. Il l’avait forcée à faire des choses obscènes – comme tous les hommes d’ailleurs – et cela ne la dérangeait pas. Selon elle, les hommes s’ennuient et cherchent autre chose dans cette vie immobile telle une nature morte, qui les dégoûte. Peu importe devant moi ou dans des bordels, elle enlève tous ses vêtements sous la lumière rougeâtre, et ondule autour d’une barre fixée au milieu de la pièce, sous les yeux d’hommes mystérieux et leurs voix basses mélangées à la musique de ces endroits clos.

Elle est, tout simplement, une fille bien. Elle voit dans l’ombre les cadavres que les policiers ne veulent pas voir. Elle n'en a que faire de Marx, Lolita et Nabokov. Elle ne s’intéresse qu’à ses belles jambes, à ses paroles obscènes qui lui font gagner beaucoup d’argent, au manteau noir que lui a offert le chef d’un gang d’extrême droite au crâne rasé qui conduit une moto et inquiète tous les immigrés. Cela ne semble étrange à personne, c’est une fille bien. Elle m’a souvent rendu visite dans mon appartement. Allongée nue sur mon lit, elle tripote les livres de Marx de la pointe des pieds pour les faire tomber. Elle se couche sur le dos et fume ses cigarettes à l’odeur lourde. Elle a de petits seins fermes, un ventre plat et une fente couleur café entre les jambes surmontée d’un pubis roux. Parfois, elle boit de la bière, fume des joints, va aux toilettes nue et, quand elle revient, essuie quelques gouttes et jette le papier dans la poubelle.

La dernière fois, deux jours avant sa disparition, elle m’a demandé d’écrire sur son dos à l’aide d’un petit couteau qu’elle portait sur elle. Elle souhaitait pour dernier tatouage des mots cochons en arabe. Je ne sais pas si j’ai écrit en arabe ou en allemand ni si j’ai écrit des choses obscènes ou révolutionnaires, mais une fois le sang et l’encre séchés, nous avons écouté du heavy métal, musique sans idiome. Épuisée après que l’on se soit déchainé sur la musique et au lit, elle s’est assise en sueur au bord du matelas et s’est mise à fumer comme si elle était perdue.


Berlin, 2018


 

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